La France, les femmes et le pouvoir

Une recherche en histoire politique, présentée par Eliane Viennot


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La France, les femmes et le pouvoir. L'invention de la loi salique (Ve-XVIe siècle). Paris, Perrin, 2006

Conclusion Partie 2
Âge des seigneurs, puissance des dames (IXe-XIIe siècle)


Les transformations profondes qui caractérisent l’âge féodal se traduisent donc, en Europe de l’Ouest et notamment en France, par une montée en puissance sans précédent des femmes de l’élite, dans tous les aspects de la vie sociale, religieuse, culturelle et politique. Ce n’est pas que les obstacles les plus puissants s’élevant sur la voie de l’égalité des sexes aient disparu: l’ancestrale domination du mari sur l’épouse, la primauté donnée au garçon sur la fille, la masculinité exclusive du clergé, sont toujours en place; par ailleurs, une nouvelle entrave est née durant cette période, avec le resserrement des liens lignagers favorisant les mâles. C’est plutôt que nombre de ces obstacles se sont neutralisés, dans un contexte où les ambitions contradictoires des grands acteurs politiques les conduisaient à s’appuyer sur les femmes ou à les favoriser pour une raison ou une autre. Pour capter les principautés, les aristocraties ont dû inventer un nouveau type de transmission des fiefs, et ont créé les dames, non plus épouses de seigneurs mais seigneurs elles-mêmes: ducissa, comitissa, vicecomitissa, voire dux comme Béatrix de Haute Lotharingie une fois devenue veuve. Pour s’imposer à des couches sociales de plus en plus privées de leurs anciennes libertés, les nouvelles élites ont dû mettre en relief les attributs de leur pouvoir, souvent liés (dans leur système de valeurs) à des femmes. Pour s’imposer à l’ensemble de leurs vassaux et arrière-vassaux, les rois ont dû protéger les héritières, ou du moins garantir leur existence. Pour établir sa suprématie spirituelle, l’Église a dû s’opposer aux plus grands laïcs, et notamment dresser des bornes à leur toute-puissance d’hommes. Quant aux femmes, elles ont profité de ces contradictions: elles se sont saisies de toutes les occasions possibles d’accompagner ces mutations, de les approfondir et de les orienter à leur profit.

Ces synergies originales ont abouti à un rééquilibrage général des relations entre les sexes: «on s’accoutumait, à la fin du XIIe siècle, à voir les vassaux s’agenouiller devant elles les mains jointes, les plaideurs écouter leurs sentences», admet Georges Duby. Plus notable encore, les nouveaux rapports de sexe issus de ce rééquilibrage ont suscité une adhésion consciente et même un engouement, que traduit le succès immense de la courtoisie. Certains historiens parlent même, pour la période 1180-1230 et pour ce qui concerne la société aristocratique provençale, d’une «renaissance féministe». Mais ce n’est pas seulement en Europe de l’Ouest que la situation des femmes de la noblesse s’est globalement améliorée: le phénomène touche «toute l’Europe centrale, Pologne et Bohême comprise». Et cette amélioration ne concerne pas seulement les femmes de l’élite: au-delà de la diversité des coutumes, les femmes dans toutes les classes sociales vendent, achètent, négocient des contrats, travaillent, témoignent en justice, rédigent leur testament, bien souvent sans qu’il soit mention d’autorisation de leur père ou de leur mari. La littérature, quant à elle, enregistre ces évolutions bien au-delà du roman courtois: dans différents récits ressortissant à d’autres genres, l’héroïsation progressive des personnages féminins va jusqu’à s’accompagner d’un affadissement des personnages masculins, comme dans le récit bien connu d’Aucassin et Nicolette, qui date de la fin du XIIe siècle.

Si cette évolution ne paraît pas déranger outre mesure la société dans son ensemble, elle n’est pas sans déplaire à certains, et notamment à ceux qui paient le plus cher tribu aux mutations de la période: les clercs. Premiers témoins, bien souvent, de la consolidation de la position des femmes de la noblesse, premiers mis à contribution pour chanter les mérites de cette mutation et ceux des femmes qui en sont les bénéficiaires, ils sont aussi les premiers visés par le renforcement des règles disciplinaires prôné par les réformateurs, c’est-à-dire exclus de l’adoucissement général des usages mondains – ou du moins fermement invités à s’en exclure d’eux-mêmes. Tandis que des moines chroniqueurs stigmatisent la «féminisation» des hommes et leur désir de plaire aux femmes, tandis que les conseillers de l’empereur Henri III s’inquiètent de le voir épouser une Française – tant est grande, à leurs yeux, la décadence des mœurs dans ce royaume –, certains écrivains commencent à regimber ou à se dérober face aux «commandes» qu’on leur adresse. Chrétien de Troyes laisse des disciples terminer son Lancelot pour se tourner vers les aventures plus viriles du Graal, où aucune Guenièvre n’impose plus sa personnalité rayonnante aux héros. André le Chapelain défait, dans la seconde partie de son traité sur l’amour courtois, ce qu’il avait fait dans la première: à la manière d’Ovide, il offre après l’ars amandi (l’«art d’aimer») des remedia amoris («remèdes contre l’amour»), produisant un texte déconcertant. L’auteur du Roman de Thèbes glisse entre deux éloges de Jocaste: «on a tôt fait d’entraîner une femme et de lui faire faire tout ce qu’on veut»… Ces dissonances, toutefois, sont encore isolées à la fin du XIIe siècle. Les clercs sont plus nombreux que jamais, mais le gros des célibataires forcés est toujours confiné avec ses frustrations derrière les murs des monastères, et les séculiers sont encore pour l’essentiel en osmose avec la chevalerie. Deux freins qui vont lâcher en quelques décennies.

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