La France, les femmes et le pouvoir

Une recherche en histoire politique, présentée par Eliane Viennot


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La France, les femmes et le pouvoir. L'invention de la loi salique (Ve-XVIe siècle). Paris, Perrin, 2006

Introduction Partie 1
Fondations (Ve-IXe siècle)


Les siècles les moins connus de notre histoire pourraient bien avoir été les plus décisifs pour celle des relations entre les sexes dans notre pays. Ils le furent en tout cas pour la formation de l’identité française. L’époque où s’effondra l’empire romain, où les peuplades germaniques s’emparèrent du pouvoir vacant, où se mirent en place les nouvelles règles du monde occidental, fut en effet celle de toutes les expérimentations, de tous les possibles.

Pour les différentes parties en présence, le contexte était inédit, la donne absolument nouvelle. Les populations, laissées à elles-mêmes après le départ des cadres de l’armée et de l’administration romaine, durent composer avec les nouveaux maîtres. On ne sait à quel point elles étaient romanisées; sans doute peu, si l’on en juge par la rémanence des parlers locaux et des croyances païennes – dont certains survécurent d’ailleurs à toutes les «occupations» jusqu’à l’école obligatoire. Il n’empêche qu’elles furent confrontées à la nouvelle donne et qu’elles s’y adaptèrent, en obligeant souvent les élites à s’adapter à elles. Les Barbares, de leur côté, n’étaient pas tous ni partout des nouveaux venus; poussés vers l’ouest depuis plusieurs siècles par d’autres peuples indo-européens, ils s’étaient longuement affrontés aux Romains; certains d’entre eux avaient été enrôlés dans leurs troupes, où ils s’étaient vu confier des tâches d’encadrement. La prise de contrôle de nouveaux territoires et l’installation définitive dans leurs nouveaux royaumes les contraignirent néanmoins à modifier profondément leurs coutumes, à s’adapter à leurs nouveaux pays, à nouer des alliances avec les élites locales pour se maintenir au pouvoir. Ces dernières étaient constituées de potentats locaux plus ou moins profondément alliés avec l’ancien occupant, d’éléments autochtones travaillant aux niveaux intermédiaires de la fonction publique, de descendants de Romains ayant fait souche... Tout ce petit monde dut s’engouffrer dans la brêche constituée par le vide administratif et militaire pour tenter de conquérir de nouveaux pouvoirs. Quatrième partie en présence, enfin, l’Église chrétienne; jeune puissance, elle aussi, à peine installée en Gaule et seulement au niveau le plus élevé de la hiérarchie sociale, mais seule infrastructure supranationale survivant tant bien que mal au départ des Romains. Et obligée, elle aussi, de faire avec de nouvelles responsabilités, de nouveaux interlocuteurs, loin des pressions des anciens maîtres, loin, même, de tout centre prétendant à sa direction. Ce mélange inédit de vieux fond «gaulois», de culture latine, de traditions germaniques et de ferment chrétien est au fondement de l’identité française; à quoi il convient encore d’ajouter la marque des initiatives individuelles originales et des fortes personnalités, qu’un contexte aussi incertain ne pouvait manquer de susciter.

 De ces espaces vacants, de ces entremêlements fortuits, de ces chocs parfois rudes, naquirent des droits nouveaux, des pratiques nouvelles, une culture neuve. L’ampleur et la teneur de ces nouveautés ont très longtemps été difficiles à appréhender, pour de multiples raisons. Aux obstacles qui se dressent ordinairement entre nous et les époques reculées (le monopole des élites d’alors sur les moyens d’expression, la disparition des documents, les reconstructions des époques postérieures), se sont ici ajoutées des difficultés supplémentaires. La première est que les Barbares ne connaissaient pas l’écrit; l’essentiel des textes contemporains rapportant leurs faits et gestes est l’œuvre d’observateurs ou d’historiens latins des premiers siècles, qui n’avaient accès ni à leurs concepts, ni à leurs croyances, ni à leur langue, et qui d’autre part, bien souvent, n’ont pas eu envie de retranscrire ce qu’ils comprenaient – notamment sur le rôle joué par les femmes dans leurs groupes. Comme le rappelle Jean-Pierre Poly, «si les Germains ne souhaitaient pas que leurs femmes, normalement, combattent ou plaident, ils acceptaient d’elles bien des choses qui horrifiaient les Romains». La seconde difficulté, sur laquelle nous reviendrons souvent, est l’incroyable fatras de discours politiques, historiques, artistiques, juridiques, littéraires... élaboré sur l’histoire des premiers siècles du royaume, à partir du moment où la loi salique fut mise au point; fatras quant à son ampleur et à la diversité des supports où cette légende se diffracta, mais «pensée unique» quant aux messages délivrés: les Barbares, et surtout les Francs Saliens (nos ancêtres directs), excluaient les femmes du pouvoir, comme ils les excluaient de la succession foncière.

Ce n’est pas que les voix aient manqué, depuis le XVIe siècle, pour dire que ceci était une fable; c’est que trop d’éléments militaient pour le maintien de la fable. C’est donc à la déconstruction de ce mythe que sont consacrés les chapitres qui suivent. Grâce au patient travail d’historiens et d’historiennes, nous savons aujourd’hui que nos lointains ancêtres n’avaient rien à voir avec la tradition qu’on leur impute, ni avec la mentalité qu’elle suggère; et que la société qu’ils mirent en place, au prix d’innovations et de luttes en tout genres, permit l’établissement d’une société plus égalitaire, à bien des égards, que celles qui suivirent. 


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