La France, les femmes et le pouvoir

Une recherche en histoire politique, présentée par Eliane Viennot


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La France, les femmes et le pouvoir. L'invention de la loi salique (Ve-XVIe siècle). Paris, Perrin, 2006

Introduction générale


La coutume de notre royaume est beaucoup plus indulgente [que celle des empereurs]; elle permet aux femmes de succéder au défaut des mâles et d'administrer elles-mêmes leurs biens.
Louis VII à Ermengarde de Narbonne, 1159

Si les autres nations se sont laissé soumettre à la domination des femmes, c'est à elles de se défendre ou excuser. Mais les Français ont cet avantage de n'avoir encore rien relâché de l'ordre naturel en leur royaume.
Antoine Hotman, 1593?

Le partage du pouvoir entre les hommes et les femmes, en France, pose problème. Ailleurs aussi, dira-t-on, et cela ne peut guère être nié. Mais ici tout particulièrement. Des statistiques européennes, au début des années 1990, ont révélé l'ampleur de ce problème: la France, «patrie des droits de l'homme», de la douceur de vivre et du french lover, était alors, avec ses moins de 6% de députées, au douzième et dernier rang de l'Union européenne (ex-æquo, certes, avec la Grèce). Cette révélation ayant provoqué un électrochoc, l'une des plus importantes mobilisations des associations féminines et féministes depuis les luttes pour le suffrage s'organisa, autour du concept tout juste né de parité (1).

Un peu plus de dix ans plus tard, après une révision de la constitution et quelques nouvelles lois électorales, «la France demeure au fond de la classe» (2). Pourtant, la classe s'est élargie. Dans l'Europe à vingt-cinq, elle occupe désormais le... dix-neuvième rang, loin derrière les pays scandinaves, le Royaume-Uni, l'Allemagne, l'Espagne, le Portugal, et sept «petits nouveaux» faisant mieux qu'elle – sans parler de la Grèce, qui l'a désormais dépassée. Les seules avancées véritables intervenues dans l'Hexagone ont eu lieu au niveau le plus bas de la représentation politique (les conseils municipaux) et à son niveau le plus éloigné (le Parlement européen); là, les femmes occupent aujourd'hui près de la moitié des sièges français. En revanche, le cœur du pouvoir (l'Assemblée nationale, le Sénat, les conseils généraux, l'exécutif des mairies et des conseils...) reste le monopole des hommes à près de 90%. Malgré les critiques récurrentes, ces derniers sont bien défendus par les grands partis politiques, qui préfèrent désormais s'acquitter d'amendes colossales à chaque élection, plutôt que présenter autant de femmes que d'hommes en position éligible. Bien défendus, aussi, par le pouvoir médiatique: le 16 janvier 2006, la première élection d'une femme à la tête du Chili fut ainsi saluée par un chroniqueur politique de France-Inter: «Il y a trois choses notables dans cette élection. La première n'est pas que le Chili vienne de porter une femme à sa présidence»; ce n'était pas non plus la seconde, ni la troisième (3).

Dès le début de la mobilisation pour la parité, l'idée qu'il existait une «spécificité française» en la matière surgit – ou plutôt ressurgit, comme le laissent comprendre les citations données en exergue. Une spécificité, pour ne pas dire un «problème français». La France n'avait-elle pas été le dernier des grands pays occidentaux à accorder le droit de vote aux femmes – bien après beaucoup d'autres pays du reste de la planète? N'avait-elle pas été, surtout, la première monarchie empêchant les femmes de devenir reines autrement que par le mariage? Ainsi, s'interrogeant sur la difficulté des femmes à être élues, la philosophe Geneviève Fraisse déclarait en 1993: «mon hypothèse est que fonctionne encore la loi salique, cette loi française, d'abord française, qui interdit la transmission de la couronne à une femme» (4). Une idée aussitôt reprise ici ou là par des politologues, des militantes. Une idée qui ne pouvait que m'interpeller, moi qui travaillais depuis longtemps sur les relations entre les femmes et le politique, et qui m'étais spécialisée dans cette question à une époque – la Renaissance – où, théoriquement, ladite loi était en fonction.

Iterpellée, je le fus d'abord négativement. Peu de temps auparavant, en 1989, Danielle Haase-Dubosc et moi-même avions invité des chercheuses et chercheurs spécialistes de l'Ancien Régime à se pencher sur la question des femmes et du pouvoir, afin d'éclairer en amont la réflexion sur la Révolution française, dont on fêtait alors le bicentenaire (6). Personne n'avait soulevé ce lièvre. Dans un contexte où la doxa présentait la rupture révolutionnaire comme un «grand commencement» (certes difficile) pour les femmes, c'est bien plutôt les preuves de leurs pouvoirs au cours de la période précédente, et l'ambiguïté (pour le moins) de la Révolution, qui paraissaient devoir être mises en lumière. Par ailleurs, les princesses sur lesquelles portaient mes propres recherches (les Guise, les Valois) évoluaient dans un monde où la différence des sexes semblait bien moins pesante que dans la société contemporaine; quelle femme politique, depuis deux siècles, pouvait être comparée aux cinq régentes qui gouvernèrent la France entre la fin du XVe siècle et le milieu du XVIIe? D'autres éléments me rebutaient. Si la loi salique, notamment, était à l'origine de la rareté des femmes dans le paysage politique français contemporain, pourquoi retrouvait-on la même rareté dans des pays n'ayant aucune tradition monarchique (comme les États-Unis, où les femmes peinent autant qu'ici à dépasser les 10% de grandes élues), et pourquoi, en revanche, ne retrouvait-on pas les mêmes blocages dans les pays qui l'appliquèrent (comme l'Espagne et la Belgique, où la représentation féminine atteint aujourd'hui les 35%) (6)?

Pour autant, cette «loi salique», je l'avais rencontrée. Dans des pamphlets contestant le pouvoir des régentes. Dans des Mémoires d'aristocrates contestant l'existence de cette loi, ou s'en déclarant au contraire partisans. Dans les débats publics sur la succession d'Henri III, pendant la dernière guerre civile du XVIe siècle, puisque notre «bon roi Henri» monta sur le trône de France au nom de cette disposition. Mais sous la plume des femmes, jamais. Comment se faisait-il, d'ailleurs, qu'elles n'en parlent pas, même quand on les y invitait, à l'instar de Brantôme dressant à l'intention de Marguerite de Valois un véritable réquisitoire contre «l'abus de la loi salique»? D'un autre côté, je voyais bien qu'elles faisaient leur possible pour faire admettre leur pouvoir, pour le légitimer, le renforcer. Je voyais bien, surtout, que de toute cette histoire la société française ne savait presque rien, pas même la communauté des historiennes et historiens. En 1989, un seul colloque, le nôtre, avait porté sur les rapports entre femmes et hommes avant la Révolution.

Bref, interpellée. Et agacée aussi, parce que, tout en sentant que la loi salique était évoquée de manière illogique, voire fantaisiste (les documents ministériels préparatoires à la quatrième Conférence Mondiale pour les femmes de Pékin ne s'en prenaient-ils pas avec véhémence à la «loi sadique»? (7), je me sentais mal outillée pour contester cette référence. Je ne pouvais même pas dire ce qu'était véritablement cette loi, ni d'où elle sortait. Son nom l'identifiait aux Francs Saliens, ce peuple dirigé par Clovis et consorts qui s'installa en Gaule au Ve siècle; Geneviève Fraisse, pour sa part, la disait propre à «l'époque féodale», soit des Xe-XIIe siècles; selon Sarah Hanley, alors sollicitée par les éditions Côté-femmes pour introduire trois textes anciens, la loi salique avait «réapparu» au «cours du XIIIe siècle» (8); d'autres la disaient «exhumée au XIVe siècle»...

J'ai donc cherché à me renseigner. Ami-e-s et collègues n'en savaient trop rien – professeur-e-s d'histoire compris; sporadiquement revenait Clovis, et aussi la guerre de Cent ans, car cela avait «quelque chose à voir avec les Anglais». Je me suis tournée vers les livres. Une disposition aussi importante pour l'histoire institutionnelle et politique de la France, l'histoire de ses idées et de ses mœurs, l'histoire de l'Europe, avait forcément fait l'objet d'études approfondies, il suffisait de chercher. Première surprise: rien. Ou du moins rien qui paraisse fiable. D'après le catalogue de la Bibliothèque nationale (où tout ce qui paraît en France est conservé), dix ouvrages en tout et pour tout, pour l'ensemble du XXe siècle, comportaient dans leur titre l'expression «loi salique», dont quatre brèves études consacrées aux Saliens, quatre plaquettes de royalistes et une petite revue adressée en 1910 «aux femmes de Picardie». Un seul livre un peu étoffé, datant des années 80: une Véritable Histoire de la loi salique, signée... d'une romancière (9).

Un peu dépitée, je me suis tournée vers les dictionnaires, les encyclopédies, les précis historiques, les histoires de la France, les histoires des institutions... Nouvelle surprise: aucun des ouvrages que j'ouvrais, pour autant qu'ils évoquent la loi salique, ne disait la même chose – au-delà de la mention d'un ancien corps de lois propre aux Francs. Selon certains, ce code contenait «la règle qui exclut les femmes du droit de succession à la terre»; selon d'autres, il «excluait les femmes de la succession tant qu'il restait des héritiers mâles», ce qui ne revient pas au même! Quel rapport, en outre, avec le pouvoir? Selon certains, la règle salienne avait été «étendue à la succession de la couronne de France»; selon d'autres, elle avait été «invoquée [...] pour exclure les femmes de la succession à la couronne de France», ou encore «invoquée à tort, en France et en Italie, pour légitimer l'ordre de succession au trône de France». La nature même de cette loi était difficile à cerner: était-ce une «pratique», une «règle», une «disposition purement coutumière», une «loi fondamentale», une «prétendue loi fondamentale»? Le temps de son invocation/exhumation/extension n'était pas plus précis: la plupart des auteurs en restait prudemment au «XIVe siècle»; d'autres affirmaient que Philippe V avait réuni les États généraux en 1317 pour leur demander «de se prononcer sur [son] application»; d'autres encore, que la loi avait été «invoquée en 1358» (10). Quant à ce qui s'était passé, exactement, à cette époque, et surtout pourquoi, c'était tout aussi flou. Même les «histoires des femmes» ou les histoires du féminisme n'en disaient rien de plus, voire rien du tout.

Le temps d'effectuer cette première enquête, deux ans s'étaient passés... Non sans trouvailles, d'ailleurs, comme la brève mise au point de l'historien du droit public Paul Viollet, Comment les femmes ont été exclues, en France, de la succession à la couronne (1893), qui me permit de comprendre qu'à peu près tout ce que j'avais lu jusqu'alors était faux; ou comme le gros chapitre sur la loi salique de l'extraordinaire Naissance de la nation France (1985), l'étude de Colette Beaune consacrée aux mythes fondateurs de notre pays, qui me donna les premières clefs pour comprendre la fameuse «exhumation». Pour l'essentiel, toutefois, j'avais continué d'aller de surprises en surprises et le tout commençait à prendre un drôle de tour: à la place des renseignements dont j'avais besoin, j'avais un bric-à-brac d'erreurs, d'approximations, d'affirmations fausses, d'insinuations curieuses, de justifications gênées. Dans certains de ces textes, il se déployait même comme un luxe d'efforts pour éviter le sujet, pour décourager toute velléité de compréhension.

Il se trouve que ce genre de choses, loin de me décourager, m'amuse énormément. Laissant les projets que j'avais, je me suis lancée dans une enquête plus longue – beaucoup plus longue! Comment ne pas partir des Francs Saliens, pour voir quels problèmes si particuliers leur posaient les femmes, ou le pouvoir des femmes? Comment éviter l'examen du temps d'Aliénor d'Aquitaine et de l'amour courtois? Même si la loi salique y était alors oubliée, elle avait dû laisser des traces. Comment ne pas poursuivre l'étude au-delà du temps de l'«exhumation», et, plus généralement, au-delà de l'Ancien Régime, pour saisir quel rapport cette règle – apparemment toute monarchique – entretient avec la modernité? Comment, par ailleurs, se restreindre à la France, sauf à renoncer à comprendre à quel point ce pays fut différent de ses voisins, avec sa loi curieuse inconnue ailleurs? à quel point il fut combattu? à quel point il fut imité? Et comment, pour finir, se restreindre à l'étude de la politique, voire des seules institutions politiques, quand le monopole masculin sur ce qui relève du pouvoir marque tellement d'autres secteurs?

Une enquête aussi vaste ne pouvait que prendre du temps... Elle en a pris beaucoup. Davantage que je n'avais pensé, et pas seulement à cause de l'ampleur du projet. Certes, prendre en compte quinze siècles d'histoire, aborder des périodes mal connues de moi, confronter des domaines qui le sont rarement, garder l'œil sur le reste du monde occidental, constituait en soi une gageure. Mais le plus éprouvant aura été la collecte des informations. Que de livres avalés pour y trouver trois lignes éclairant le partage (ou le non partage) du pouvoir en France! Que d'études sur l'histoire de l'éducation qui oublient de préciser si les filles font partie des «élèves» dont on parle, ou à partir de quand elles en font partie! Que de reines oubliées, confondues, malmenées, abandonnées à leurs légendes! Que d'arbres généalogiques où les hommes semblent s'engendrer les uns les autres, sans l'intermédiaire d'aucune femme, ou de récits d'histoire où les femmes ne sont ni nommées ni situées! Un exemple entre mille, extrait d'un dictionnaire actuel:

Constantin VII Porphyrogénète (905-959). Empereur Byzantin (913-959), fils de Léon VI. Lettré n'ayant pas le goût de la politique, il laissa le gouvernement d'abord à sa mère, puis à son beau-père Romain Ier Lécapène (920-945). Amené ensuite à gouverner seul, il abandonna les affaires d'État à sa femme. Son règne fut marqué par des victoires contre les Arabes, par l'expansion de l'influence byzantine au Nord et à l'Est et par de vastes réformes de l'enseignement, de l'administration et de la législation (11).

Mais quel plaisir, aussi, quand un fil dégagé permet de reconstituer une pelote entière, quand on tombe sur un pot aux roses, quand on découvre tout d'un coup un «vivier» de chercheuses (et de chercheurs!) en quête du même passé, habités par les mêmes questions, traversés des mêmes doutes! Et quelle jubilation, pour finir, lorsqu'une fois découverts les motifs du puzzle, les pièces nouvelles viennent se placer là où on les attend!
C'est une carte nouvelle, en effet, qui au bout du compte a surgi de cette longue enquête, avec des villes entières à la place des déserts indiqués sur l'ancienne, des fortifications là où des jardins étaient signalés, des montagnes inconnues au beau milieu du paysage...

Le premier élément notable mis en lumière par cette recherche est le nombre de femmes qui, entre le VIe siècle et le XVIIe siècle, exercèrent en France le pouvoir suprême. Leur nombre, mais aussi leur relative banalité, dans un royaume qui n'inventa le mot régent qu'au XIVe siècle – pour un homme. La longueur de leur règne, parfois, puisque plusieurs d'entre elles restèrent aux commandes du pays jusqu'à leur dernier souffle. Leur variété, aussi: des filles d'empereurs, de rois, de comtes, de grands seigneurs, mais également des femmes d'origine obscure, voire d'anciennes esclaves; des veuves de rois pourvues de fils mineurs, mais aussi des épouses de rois bien vivants (si ce n'est bien capables), des femmes mariées à d'autres que des rois, ou non pourvues de fils futurs rois... On trouve même parmi elles quelques héritières en bonne et due forme, voire aux dépens de leur frère! Non seulement nos ancêtres, durant près de dix siècles, n'ont pas connu de règle écartant les femmes du pouvoir, non seulement ils n'ont jamais vu d'inconvénient majeur à mettre l'une d'elles à leur tête, mais ils l'ont fait longtemps encore après l'invention de la «loi salique». À l'aune de cette histoire fort longue, les trois derniers siècles apparaissent comme une anomalie, ou comme une parenthèse qui semble devoir bientôt se refermer.

Le second élément majeur qui ressort de cet examen est le nombre de femmes ayant exercé, aux mêmes périodes ou presque mais à d'autres niveaux de la société, une autorité importante: comtesses, duchesses, dames héritières de leurs domaines, responsables de leurs gens autant que de leurs biens, rendant la justice en personne, faisant collecter les impôts, acceptant les hommages de leurs vassaux (et vassales), pourparlant avec les puissants (et puissantes), voire dirigeant leurs troupes... Abbesses et prieures investies des mêmes tâches à la tête de larges communautés, assumant des fonctions spirituelles, organisant l'enseignement, travaillant aux côtés des théologiens... Maîtresses de métiers féminins dirigeant leurs ateliers, embauchant, débauchant, formant les apprenties, négociant les statuts avec leurs homologues et les autorités... Mystiques prêchant les foules et suivies de fidèles, animatrices de cercles ou de salons, directrices de troupes de théâtre, de journaux... Artistes, femmes de lettres, femmes de sciences saluées par leurs homologues et leurs contemporains, pensionnées par les rois, reçues dans les académies, imitées ou suivies pour leurs innovations... Veuves innombrables, enfin, du haut en bas de l'échelle sociale, remplaçant leurs époux dans les fonctions qui étaient les leurs, prenant en main leur maisonnée et leurs enfants... Au-delà des reines et des «emperières», ces figures-là aussi ont longtemps fait partie du paysage, avant de se raréfier dans les «temps modernes» – puis de réapparaître sous d'autres formes, mais en quantité, depuis un demi-siècle. La parenthèse, ici, a été moins longue, et surtout moins entière, moins fatale.

L'ampleur du consensus qui caractérisa longtemps la société française sur un certain partage du leadership et de l'excellence est aussi dû aux femmes elles-mêmes, c'est le troisième grand enseignement de cette recherche. Consensus, en effet, ne veut pas dire droit, d'autant que l'idée (celte ou germanique) selon laquelle les femmes pouvaient avoir un rôle dans la conduite des groupes et des affaires recula assez vite devant celle (bien romaine) que cette conduite revient sans conteste aux hommes; et d'autant que la société française fut à plusieurs reprises réinondée de droit romain, de culture romaine, de grandeur romaine, etc. L'activité des femmes pour résister à cette évolution, pour conforter leur légitimité, pour construire des rapports de force, contrer les offensives..., est repérable depuis la fondation du royaume franc. L'énergie qu'elles y mirent à certaines périodes, notamment après l'invention de la «loi salique», lorsque l'hostilité envers les «femmes d'État» était à son plus haut niveau et entraînait toutes sortes de régressions, force l'admiration. Et l'inventivité dont elles firent preuve est parfois stupéfiante, quoiqu'une bonne partie des «recettes» élaborées au cours des siècles ait été réutilisée, recyclée d'une période à l'autre. Que les femmes d'aujourd'hui les réinventent, que les historiennes féministes croient que «l'histoire des femmes» est une activité récente, que tout le monde en France s'imagine que le féminisme est un enfant (peut-être américain) de la modernité, est la preuve que tous ces efforts ont fini par échouer.

S'ils ont échoué, on l'aura compris, c'est contre des récifs – bien coupants. La troisième grande cohorte mise en lumière par cette recherche est celle des ennemis des femmes, ou plus exactement, peut-être, des partisans d'un monde où l'on débat entre hommes des grandes affaires, tandis que les femmes s'occupent des autres et se font oublier, en attendant leurs maîtres. La manière dont cet idéal, aussi ancien que répandu, a ressurgi en Occident après plusieurs siècles de quasi disparition (ou du moins d'innocuité), dont il a gagné des «parts de marché», dont il s'est installé au cœur de notre vie publique, n'a guère passionné les chercheurs. Et pourtant, quelle histoire! Quelle épopée! Car il n'a pas poussé tout seul, cet idéal: il a fallu des troupes, des généraux, des batailles, des guerres même! Cette épopée a eu pour cadre une bonne partie de l'Europe et pour troupes de choc la clergie, cette internationale savante qui travailla d'abord au service de l'église romaine, avant de s'investir dans la construction des États. Rien de bien français, dans tout cela, si ce n'est la longueur d'avance que prit en ce domaine, au XIIe siècle, le royaume capétien. Avance capitale, puisque le besoin en «fonctionnaires» fit ouvrir à Paris l'une des toutes premières universités, d'où partirent, durant plusieurs siècles, vers une bonne partie des grandes villes d'Europe, des hommes bardés de diplômes et de misogynie.

La fabrication de la «loi salique», qu'on doit à leur sagacité, constitua à tous égards une étape essentielle dans cette marche en avant de «l'ordre masculin» – qui fut aussi pour eux une marche vers le pouvoir. Cette rationalisation tardive des coups de force ayant eu lieu en France à l'orée du XIVe siècle leur permit en effet de systématiser les attaques qu'ils avaient lancées sur différents fronts, de leur donner une cohérence, d'en ouvrir d'autres: si les Francs avaient interdit que les femmes accèdent au pouvoir, n'était-ce pas trahison du génie national que de leur en laisser la moindre parcelle? Elle leur permit aussi – victoire insigne – d'attacher un fil à la patte des rois, en faisant de leur invention la première de ces «lois fondamentales» sur lesquelles ils ne peuvent rien: l'amorce d'une constitution. Chose que les rois se dépêchèrent... de ne pas enregistrer. Il fallut la Révolution, et la première constitution, pour que la «loi salique» soit dûment paraphée. Elle commençait une autre carrière, dans la vie des «nouveaux régimes» – en France et au-delà –, bien protégée par ceux qui devaient à leurs précurseurs de débattre, enfin seuls, entre hommes, des grandes affaires.

Le dernier élément mis en valeur par cette recherche, peut-être le plus intéressant, s'éclaire de tout ce qui précède: c'est l'incroyable mélange de dissimulations, mystifications, mensonges, silences, «faux en écriture» et autres omissions dont est faite cette histoire – celle de la «loi salique» comme celle, plus générale, des relations de pouvoir entre hommes et femmes en France. L'imputation aux Francs Saliens du système successoral accouché des exclusions de Jeanne et Isabelle de France, cette idée farfelue née d'un temps misérable (les dernières décennies de la guerre de Cent ans), aurait dû faire sourire une fois la guerre finie: dix siècles d'histoire de France venaient témoigner contre. Mais c'était dire adieu à une trouvaille dont on commençait à comprendre l'immense utilité. L'histoire de France fut donc bel et bien réécrite, et le génie français crié sur tous les toits: un génie caractérisé par sa capacité à ne «rien relâcher de l'ordre naturel» (la domination masculine), comme le dit fièrement le second auteur cité en exergue. L'arrivée fracassante des Bourbons au pouvoir (les premiers à devoir leur trône à la «loi salique», en théorie du moins) changea cette imposture en mensonge national. Les Lumières se firent donc ici fort tamisées, pour le plus grand profit de «l'ordre naturel», tandis que les livres d'histoire se vidaient des reines et des gouvernantes... à l'exception de quelques monstres, chargés de rappeler l'horreur du pouvoir féminin. Une fois proclamé «liberté, égalité», on aurait dû rire de ces impostures, de ces marques flagrantes des temps anciens, et de la «loi salique» elle-même, ce privilège éhonté! Mais il aurait fallu faire de la place aux femmes... Après le doigt, la main, le bras, c'est le corps tout entier qui passa dans la moulinette à fariboles. Refusant d'entendre les experts qui, de temps en temps, venaient dire Comment les femmes ont été exclues, en France, de la succession à la couronne, ce pays continua de vivre de ses mythes et de les exporter très largement. Et l'ordre masculin étant devenu universel, les manuels d'histoire de l'«école de la République» recyclèrent tranquillement, jusqu'au milieu du XXe siècle, les affabulations haineuses des historiographes de l'Ancien Régime. Un exemple parmi tant d'autres:

Son bon et grand ministre, le chancelier Michel de l'Hospital, veut arrêter les luttes entre catholiques et protestants. Il montre à la reine les affreux malheurs causés par la guerre: la campagne déserte, ses habitants mourant de faim. [...] mais la méchante Catherine de Médicis le renvoie (12).

Ces affabulations ont aujourd'hui disparu, mais au profit de quoi? De rien. Depuis quelques années, des études, des rapports, signalent l'étrange absence des femmes des manuels d'histoire de France. L'«histoire des femmes» elle-même, qui se développe vigoureusement depuis une vingtaine d'années, a longtemps laissé de côté la question du pouvoir, de même que la période dite moderne, où toute cette affaire se noua. Plutôt que de faire face à son passé, la France regarde ailleurs. Héritière d'un «secret de famille» dont nul ne sait plus les tenants ni les aboutissants, elle se contente d'appeler les changements de ses vœux, d'applaudir à ceux qui surviennent – et, pour l'essentiel, de laisser prospérer «l'ordre naturel». Regarder son problème, en parler, en débattre: c'est le remède que préconisent, aujourd'hui, les médecins de l'âme. C'est à quoi invite cet ouvrage.

[...]

 

Notes
1. Françoise Gaspard, «De la parité: genèse d'un concept, naissance d'un mouvement», Nouvelles Questions Féministes, 15-4, 1995, p. 29-44.
2. Janine Mossuz-Lavau, «Parité: la nouvelle exception française», in Margaret Maruani (dir.), Femmes, genre et société. L'état des savoirs, Paris, La Découverte, 2005, p. 312.
3. Chronique «Géopolitique» de Bernard Guetta (16 janvier 2006).
4. Geneviève Fraisse, «Quand gouverner n'est pas représenter», in Éliane Viennot (dir.), La Démocratie «à la française», ou les femmes indésirables [Actes du colloque de novembre 1993], Paris, Presses de l'Université Paris 7-Denis Diderot, 1996, p. 43.
5. Danielle Haase-Dubosc & Éliane Viennot (dir.), Femmes et pouvoirs sous l'Ancien Régime [Actes du colloque de décembre 1989], Paris, Rivages, 1991.
6. Femmes, genre et sociétés... ouv. cité, p. 471.
7. Les Françaises en marche pour le XXIe siècle. Rapport des groupes de travail pour la préparation de la 4e conférence mondiale sur les femmes. Paris, Ministère des affaires sociales de la santé et de la ville, 1995, p. 42; l'expression revient plusieurs fois, ce qui exclut une coquille.
8. Sarah Hanley, «Les visages de la loi salique dans la quête pour le droit des hommes et l'exclusion des femmes du gouvernement monarchique», in Les droits de la femme et la loi salique, Paris, Indigo & Côté-femmes, 1994, p. 9.
9. La production du XXe siècle sera analysée dans le second volume.
10. Citations extraites du Petit Robert (1984), de l'Encyclopedia Universalis (1990), du Grand Larousse encyclopédique (1964), de l'Oxford English Dictionary (1989), des Institutions de la France au XVIe siècle de Gaston Zeller (1987), du Précis chronologique d'histoire de France des origines à nos jours de G. Dujarric (mis à jour par Yves Papin pour l'édition de 1971), du Lexique historique de la France d'Ancien Régime de Guy Cabourdin et Georges Viard (1998).
11. Petit Robert des noms propres, éd. 2005. Qui sont donc les femmes auxquelles ces hommes doivent leur pouvoir – et leur réussites? L'index qui clôt le présent ouvrage tente (imparfaitement) de reconstituer ce type de généalogies souvent très lumineuses.
12. Histoire de France, Cours Élémentaire, Armand Colin, 1949-1968.


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