MARGUERITE DE VALOIS, dite la reine Margot

Un site présenté par Eliane Viennot


accueil
vie
œuvres
légende
bibliographie
Les ami/es de Marguerite

Jean de La Taille de Bondaroy

La Famine, ou les Gabeonites, Tragedie prise de la Bible, & suivant celle de Saül. Ensemble plusieurs autres oeuvres poëtiques de IEHAN DE LA TAILLE de Bondaroy gentilhomme du pays de Beauce, & de feu Iaques de la Taille son frere, desquels oeuvres l'ordre se void en la prochaine page. A Paris. Par Federic Morel Imprimeur du Roy. M.D.LXXIII. Avec Privilege dudit Seigneur, 1573.

À Très illustre princesse, Marguerite de France, reine de Navarre.

[2] Madame, l’honneur qu’il vous plu dernièrement prêter à l’hymne qu’on vous présenta de ma part, et que après mon Saül vous ai adressé, a tellement chatouillé mes Muses, que j’ai osé vous faire présent de cette mienne Famine, Tragédie prise aussi de la Bible, et suivant celle de Saül. Non pour gloire ou biens que j’en prétende, car [je suis] content du patrimoine de mes prédécesseurs, qui tous ont été Nobles et fait service en guerre aux vôtres, comme quelquefois, selon mon [2v°] petit pouvoir j’ai pu faire au Roi votre époux, ainsi que même il serait bon témoin s’il me voyait. Je ne mendie états [emploi] ni grandeurs, et ne prétends que l’honneur pour récompense à ma vertu, si aucune se trouve en moi, qui ne me suis encore fait connaitre à votre majesté seulement de face, tant s’en faut que je veuille faire comme plusieurs de ce temps, qui par une Muse serve et flatteuse, ont (pour parvenir) tellement déguisé quelques Seigneurs, ou Dieux de la Cour, que par étranges et sauvages métamorphoses, ne font conscience [n’hésitent pas] d’un Loup faire un Pasteur, et d’un Âne un Cheval. L’intention qui me mène n’est que pour tâcher à profiter de quelque chose à ma République [à mon pays], écrivant la vérité à une Princesse, assise aujourd’hui en l’un des degrés [les] plus hauts de l’Europe, et pour me revancher de l’humaine Courtoisie dont le Roi, votre dit mari, daigna abaisser sa hautesse en mon endroit, lorsqu’il m’aperçut blessé. Pour vous dire aussi, Madame, que ce Royaume est pour tomber, après tant de guerres, [3] en l’inconvénient de la Famine que je décris ici, et qui advint au peuple Hébreux durant le règne de David, s’il ne vous plait par la dextérité de votre divin Esprit, aider au Roy, votre Seigneur et Frère, à détourner l’ire de Dieu, et faire cesser la Guerre, source de tous maux, qui pour la quatrième fois forcène [se déchaine] en nos entrailles, comme étant celle qui avez intérêt en ceci autant ou plus que nulle autre. Car quel avantage vous pourrait-il revenir quand ledit Sieur votre Frère serait Roi sans sujets? quand vous verriez tant de belles villes siennes veuves d’habitants, tant de bourgs vides, et tant de maisons désertes? quand vous verriez son peuple (à qui déjà presque les os percent la peau) consumé de famine, quand vous verriez sa Noblesse, l’une après l’autre, trainée à la boucherie d’une Guerre civile, ôte-sceptre [discorde fatale] des Rois? Bête si malencontreuse (ainsi qu’à notre dam, et bien tard, nous l’expérimentons) et de si méchante nature, qu’en général on la doit plus fuir que la peste, et ne rien oublier ni épargner [3v°] pour l’éteindre, plutôt tard que jamais, quelque occasion, raison, ou beau prétexte que puisse alléguer l’un et l’autre parti de la commencer, et puis de l’entretenir, si le Prince à crédit ne veut perdre ses états avec son peuple; duquel le grand nombre fait grands les Rois, non les murailles des villes abandonnées d’hommes, non les campagnes vagues, fleuves, forêts ni déserts. César se vantait d’avoir raison de commencer la guerre civile, le Triomphe lui ayant été dénié, après avoir conquis les Gaulles. D’autre côté, Pompée n’avait pas tort de lui résister, craignant qu’il ne happât la Tyrannie [ne saisît promptement le pouvoir] (encore qu’il n’en eût pas fait moins s’il [si lui-même] eût vaincu). Cependant, avec leurs belles raisons, ils ruinèrent leur Patrie; et ce gentil César (dont depuis sont dérivés tous les Tyrans) ravit la liberté à ses citoyens, qui soupiraient et n’osaient l’appeler méchant en leurs Histoires.

Encore que le sujet de cette Tragédie, Madame, pour être aucunement [quelque peu] triste et lamentable, pourrait attrister la divine nature de vos Esprits, si n’ai-je [4] osé différer à vous le présenter, étant aucunefois de besoin [étant parfois utile] que les Princes pleurent, même en temps d’affliction [en période difficile]. Car quelle joie, je vous supplie, pourraient-ils recevoir au cœur, si leur peuple était en perpétuelle tristesse? quel plaisir, si leurs sujets étaient détruits des Guerres, ou rongés par la vermine du Palais? quelle aise, si leur noblesse harassée du travail des armes, couche souvent à la pluie et au froid? Et quelles délices pourraient-ils goûter en leur Cour, si leur pauvre peuple était toujours tourmenté et mangé de Gendarmes et de tailles? Autrement, Madame, il y aurait danger, si les Princes n’avaient autre soin du peuple, que Dieu ne se courrouçât, et ne versât sur leur tête un torrent de feu et de souffre, et que non seulement il exerçât ses jugement terribles sur leur Chef [tête] ou leur Couronne, mais aussi sur leur maison, et sur toute leur race, ainsi comme vous orrez [entendrez] ici qu’il étendit sur Saül défunt sa vengeance, non morte après la mort d’icelui, suscitant à son peuple l’espace de [4] trois ans une Famine, pour laquelle éteindre il fallut crucifier [exterminer] sa race; de quoi je vais parler par la bouche de David, suppliant Dieu, madame, de garantir les sujets du Roi votre Frère et Mari d’un tel fléau.

Votre très humble et obéissant serviteur Jean de La Taille de Bondaroy.

Texte établi par Eliane Viennot (orthographe et ponctuation modernisées; majuscules respectées sauf cas introduisant des confusions).

mis en ligne le 17.5.2020


Le texte ci-dessus est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité-Pas d’Utilisation Commerciale-Pas de Modification 2.0 France

Contact ı••••••••Mentions légales ı••••••••Plan du site ı••••••••Favoris