La France, les femmes et le pouvoir

Une recherche en histoire politique, présentée par Eliane Viennot


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La France, les femmes et le pouvoir. L'invention de la loi salique (Ve-XVIe siècle). Paris, Perrin, 2006

Conclusion Partie 5 (2e volume)
Les résistances de la société (XVIIe-XVIIIe siècle)


Il apparaît ainsi que, malgré l’opposition farouche d’une partie de la société française – et non des moindres – à l’avènement de l’égalité des sexes, les partisans des femmes n’ont pas cédé. Non seulement ils ont réussi à faire régresser les écarts creusés avec les hommes depuis la fin du Moyen Âge, mais nombre d’entre eux sont parvenus à maintenir leur point de vue, à tenir tête aux promoteurs de la suprématie masculine, sous quelque masque qu’ils se cachent. Qu’en 1788 les féministes soient à la veille d’une défaite gravissime, dont l’un des principaux effets sera de les rendre invisibles à nos yeux, ne doit nous conduire ni à sous-estimer leurs efforts ni à méconnaître leurs réussites.

À la fin du XVIIIe siècle, en effet, les Françaises ne risquent plus d’être torturées ou brûlées comme sorcières, elles ne passent plus vingt-cinq ans de leur vie à être enceintes, elles ne sont plus massivement analphabètes, elles ne sont plus battues ni engrossées tout à fait impunément. On s’est habitué à voir certaines d’entre elles briller dans les carrières d’écrivaines, de savantes, d’actrices, de peintres, de musiciennes. On constate tous les jours que l’instruction des filles est utile, qu’on ne saurait plus se passer des enseignantes, ni des soignantes, ni de toutes ces lectrices qui «font le succès des ouvrages», ni de toutes ces hôtesses qui permettent «qu’on se communique» délicieusement, tout en se livrant au «goût des Lettres et [à] la manie de l’esprit». Même les partisans de la suprématie masculine ont dû reculer: abandonner l’expression du mépris pur et simple des femmes, que leurs prédécesseurs maniaient depuis l’Antiquité, au profit d’un salmigondis sur le «beau sexe» qui «devrait obéir». Si les femmes abordent sans crainte la période remuante qui s’ouvre, à l’heure où les ministres se succèdent au Cabinet du roi et où les projets de réformes s’y empilent, c’est que rien n’est joué, c’est que tout est possible. La vigueur nouvelle que prend le combat féministe dans les dernières années de l’Ancien Régime pourrait même indiquer que la tentative de dévoiement des aspirations à l’égalité entreprise par les adeptes de la «différence naturelle des sexes» a échoué. Sa rencontre avec le thème de l’émancipation des noirs et de l’abolition de l’esclavage, en germe dans la première pièce d’Olympe de Gouges (Zamore et Mirza, ou l’heureux naufrage, 1785), atteste que la question inscrite sur l’agenda des hommes et des femmes de ce temps est bien celle de l’égalité – entre tous les humains.

La brutale fin de non-recevoir qui va être signifiée aux femmes n’est pourtant pas imputable au seul processus de redistribution des cartes propres aux époques troublées. Si les partisans de l’inégalité s’apprêtent à reprendre le dessus, à imposer un coup d’arrêt durable à l’évolution en cours, et même à mettre en place des formes jamais vues en France de domination «des hommes» sur «les femmes», c’est que certains des verrous qui avaient jusqu’alors empêché ce scénario ont lâché; et que les tendances déjà lourdes qui avaient assuré la montée en puissance du groupe qui promeut cet idéal se sont encore renforcées. La Cour a cessé d’être, pour les écrivains, cette «maîtresse d’école» que chantait Clément Marot. Les princesses ne sont plus le fer de lance du combat contre la misogynie des clercs. Les monarques des lis n’ont plus trouvé utile de gouverner avec des «femmes fortes» – à une exception près. L’anéantissement de la «gynécocratie», proclamé à son de trompe durant la dernière guerre civile du XVIe siècle, a bel et bien eu lieu: un peu grâce au hasard, comme d’ordinaire, mais surtout grâce aux partisans de l’ordre masculin, qui, amateurs d’«idées nouvelles» ou pas, n’ont cessé de conforter la thèse de Jean Bodin: «la République à parler proprement perd son nom, où la femme tient la souveraineté.» Lumières ou non, la fable des origines a été reconduite génération après génération, même si elle a peu à peu cessé d’être mise en avant comme preuve de la supériorité du royaume – l’heure n’étant plus au cocorico nationaliste mais à l’exportation de la pensée française. Les temples traditionnels du pouvoir masculin, pour leur part, n’ont fait que se renforcer, tandis que de nouveaux temples étaient érigés à l’usage exclusif ou quasi exclusif des hommes éduqués. Quant à l’idée de la différence des sexes, comme réalité physique et morale imposant fatalement des comportements dissemblables et des sorts distincts, cette vieille idée que les partisans de l’égalité avaient détournée de son usage depuis la Renaissance, elle s’est vue non seulement confortée, mais réaffirmée avec solennité par les nouveaux discours d’autorité, enfoncée dans les crânes.

Même si ses nouveaux sectateurs ont dû pour cela composer avec la partie adverse, emprunter son langage et certains de ses moyens d’action, ils ont mis au point un argumentaire bien plus présentable que l’ancien. Quand viendra l’heure de décider «qui a droit à l’universel?» – elle est toute proche – il n’y aura plus qu’à serrer les coudes.

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