MARGUERITE DE VALOIS, dite la reine Margot

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Les ami/es de Marguerite

Laurent Joubert

Les Erreurs populaires au fait de la médecine et regime de santé. Par M. Laur. Joubert. A la Royne de Navarre. A Bourdeaux, par Simon Millanges, 1578.

[Attention : le terme erreur est masculin au XVIe siècle]

À très haute, très excellente et studieuse princesse, Marguerite de France, très illustre reine de Navarre, fille, sœur et femme de roi, Laur. Joubert son très humble et très affectionné serviteur, S[alut].

MADAME, il y a un grand différend entre les princes de philosophie, Platon et Aristote, sur la condition de l’âme raisonnable, qu’ils accordent facilement être céleste, divine et immortelle, séparable du corps. Mais Platon veut qu’elle soit d’elle-même savante de toutes choses, lesquelles s’effacent de sa mémoire et s’oublient à l’instant qu’elle est submergée et comme embourbée en notre corps humide et mol, puis, à mesure que le corps se dessèche petit à petit, l’âme redevenant aussi plus nette et reluisante, se ramentoit [rappelle] et reconnait toutes choses de peu à peu, comme s’il [elle] les apprenait de nouveau. Car, de la sentence de Platon, ce que nous disons Apprendre n’est qu’un Ressouvenir. Au contraire, Aristote affirme notre âme venir au corps ignorante de tout, mais capable et très prompte à concevoir toutes choses, étant icelle un esprit actuellement [vraiment] simple et toutes choses en puissance. Il la compare à un tableau poli, auquel n’y a rien de peint ou gravé, prêt à recevoir toutes couleurs et figures que l’on voudra. Cet avis a eu plus grande suite que le premier, et est tenu pour véritable, de ceux qui philosophent le mieux. Car si on devenait savant par la seule exsiccation [dessiccation] du corps, il s’ensuivrait qu’on n’aurait [pas] besoin de doctrine, et que l’erreur n’aurait aucun lieu en l’âme (pourvu que les sens extérieurs fussent entiers et sains); qui sont deux conclusions notoirement absurdes. Car, quant à la doctrine ou enseignement, quel besoin en aurait-on, si l’âme d’elle-même devient ou redevient savante? Et s’il ne tient qu’à la superflue humidité du corps qu’elle ne sache tout, quoi qu’on lui puisse démontrer, elle ne comprendra ou retiendra aucune chose; et faut avoir la patience que, en s’essuyant, elle se rementoive [rappelle] les choses oubliées. Tellement que la doctrine serait en vain, totalement inutile, sinon comme pour remettre en chemin celui qui serait égaré quand, après l’exsiccation [dessiccation] du corps, l’âme serait néanmoins comme éperdue, en continuant son oubli. Mais encore faudrait-il que tous ceux de même âge et complexion fussent également savants, puisqu’ils seraient également desséchés et leur âme démouillée de même. Quant à l’erreur, quel lieu peut-il avoir en l’âme si elle sait tout, pourvu que les sens extérieurs ne l’abusent en lui représentant une chose pour une autre? Elle pourrait bien ignorer ce qu’elle n’aurait encore découvert ou reconnu. Mais ce n’est pas errer. Car au moins, ce qu’elle saurait, comme tout savoir est véritable, serait vrai. Or les erreurs et fausses opinions sont si vulgaires et communes en l’âme, que rien plus [que rien n’est plus commun]. Il faut donc qu’elles viennent d’ailleurs et s’insinuent de par dehors, savoir est [à savoir]: de mauvaise doctrine et fausse persuasion. Bien est vrai que l’âme se peut forger (comme elle fait en la plupart des hommes) des erreurs et mensonges, s’abusant elle-même; et c’est par ignorance. Car voulant raisonner ou discourir sur quelque chose où il faut plusieurs considérations, l’âme ignorant quelqu’une d’icelles et n’étant [pas] bien sûre des autres, elle fait un mauvais syllogisme et conclusion fausse; à laquelle néanmoins elle se plait et [s’]arrête par ignorance, ne sachant discerner le faux du vrai. Ainsi s’engendre un erreur; qui est autant ou plus tenant en l’âme du présomptueux, [parce qu’elle est] mère de telle opinion, que l’erreur persuadé [engendrée] d’une fausse doctrine [est] en l’âme du facile croyant, sans discours ou difficulté.
Voilà, MADAME, la source des erreurs; [ce] que montre bien l’âme être de soi ignorante et simplement capable de tout ce qu’on y veut peindre et graver, soit bien, soit mal, vrai ou faux. Car, comme l’eau insipide reçoit indifféremment toutes saveurs, et la laine blanche toutes couleurs, ainsi nous pouvons façonner l’âme de toutes qualités. Et bienheureuse celle qui rencontre de bons maîtres, surtout à sa première érudition, afin qu’elle ne soit gravée, teinte, abreuvée ou parfumée de mauvais traits, couleurs, humeurs ou senteurs, fausses, corrompues, et vicieuses dès le commencement. Car il est trop difficile, sinon impossible, d’effacer, réparer ou reformer les mauvaises opinions figurées et empreintes en un corps mollet, qui les reçoit fort avant, comme aussi de changer le lustre, teint et couleur [dé]jà imprimée aux contenances et maintiens, corriger les humeurs engendrées de pernicieuse nourriture, d’où procèdent semblables mœurs, et de là semblables actions, qui comme méchantes odeurs offensent le nez et le cerveau des mieux sensés; odeurs inémendables [inamendables], sans refondre tout l’humeur qui engendre la vapeur si odieuse et détestable.
MADAME, je laisse pour le présent à Messieurs les théologiens l’institution de l’âme en la foi chrétienne, pour la lui engraver bien avant, la teindre de piété, l’abreuver de saine doctrine, et la parfumer des odeurs agréables à Dieu, et profitables au prochain, qui sont: vie sainte et exemplaire, conforme à la doctrine et procédant de piété, ayant sa force en la foi hautement imprimée. Je me tiens à ce qui est de ma vocation: c’est d’avoir soin du corps humain, pour le conserver en santé, et l’y remettre quand il en est déchu, le tout moyennant la grâce du Seigneur tout puissant, qui a créé de terre la médecine, et institué le médecin pour la nécessité de l’homme. En laquelle vocation, j’ai de long temps (au moins depuis 25 ans en ça) travaillé à faire deux profits. L’un, d’instituer la jeunesse en ladite science, tant par écrit que doctrine verbale, sincèrement et diligemment, lui donnant les premiers traits, l’abreuvant de bons préceptes, l’élevant aux plus secrets remèdes, l’exerçant en dispute et en pratique. L’autre, d’éteindre et anéantir plusieurs fausses opinions, et les erreurs (engeance d’ignorance) qui ont longuement eu valeur et vogue en la médecine, chirurgie et apothicairie (je dis: entre les professeurs de ces trois parties de notre art), de quoi s’ensuivent plusieurs abus et nullités. Mais cela est fort peu, au prix des erreurs populaires au fait de la médecine et régime de santé, où elles sont tant épaisses, grossières et lourdes, pour la plupart, qu’elles méritent plus risée que répréhension. Toutefois, parce qu’il y en a de fort préjudiciables à la vie des hommes, il me semble qu’on ne les doit mépriser ou dissimuler, ains [mais] remontrer au vulgaire ignorant en quoi et comment il s’abuse et fourvoie, le remettant en un meilleur chemin. Car il ne le fait malicieusement, ou an intention de nuire, ains pour le mieux (ce lui semble) ensuivant son erreur. C’est le devoir des médecins de lui dissuader ces fausses opinions et procédures, et l’instruire de faire mieux ce que lui concerne, comme de servir et garder les malades, leur assistant fidèlement, sous la conduite et gouvernement des doctes médecins. Aussi faut-il que, d’où est venu le mal, procède le remède. Le mal (c’est-à-dire l’erreur engendré en l’âme du peuple ignorant) est venu de ce qu’il a ouï dire ou vu faire aux médecins, lesquels il veut contrefaire sans aucun fondement. Car ignorant plusieurs et diverses considérations requises, il fait son discours; et, syllogisant mal, il se forge de fausses conclusions et erreurs, qu’il tient pour choses vraies, tirées (comme il cuide [croit]) et confirmées de l’expérience. Voilà un mal très dangereux duquel les médecins en sont cause, pour avoir trop divulgué et communiqué leurs règles et ordonnances, que le vulgaire prend crument, et n’en sait disposer bien à propos. C’est donc aux médecins de remédier à ce mal, à la guérison duquel je me suis peiné assez longuement, le remontrant à plusieurs. Mais cela n’a guères servi, d’autant que la plupart est incapable de raison et discours. Dont [D’où] enfin je me suis résolu de remontrer au peuple ainsi dévoyé ses erreurs par écrit, et de prendre un juge qui ne lui soit aucunement suspect [Marguerite], et néanmoins capable d’en juger et condamner tels abus. Car si les médecins juge[ai]nt de ce que les médecins réprouvent, ce serait la même chanson. Il vaut mieux que [ce] soit une autre personne, d’un bon sens naturel, d’une grande vivacité d’esprit, et sain jugement, qui n’ait aucun intérêt au différend, et moins [encore] aucune passion qui la transporte à juger autrement que la raison humaine peut dicter, ayant d’entendement, discours et jugement par dessus le vulgaire, pour sonder et peser les raisons que je déduirai amplement.
Or, après avoir longuement ravassé [rêvassé] qui pourrait être ce juge, MADAME, j’ai pensé qu’une princesse y serait bien fort propre, tant pour son respect et autorité, que pour la grandeur de l’esprit et entendement que l’on reconnait volontiers accompagner la magnanimité de l’illustre sang royal, dont les princes et princesses en leurs surhumaines actions, propos et discours représentent plusieurs traits de divinité, qui les rend admirables et vénérables à tous inferieurs, comme de petits dieux. Aussi le grand Dieu, immortel et invisible qui les fait ses lieutenants en terre pour maintenir les peuples en leur devoir, sous le glaive de justice et le sceptre des bonnes lois, pour mieux répondre à telle charge les fait d’un cœur fort généreux et d’esprit plus divin qu’humain. Dont [D’où] à bon droit il m’a semblé qu’une personne de sang royal jugerait très bien de ces erreurs, surtout une princesse que s’y rendrait plus facile qu’un prince occupé à grand[e]s affaires. Joint que le vulgaire, la condamnation duquel je poursuis, s’y soumettra plus volontiers, même attendu que la proportion sera mieux observée, du juge aux parties, étant une princesse douce et humaine de plus libre accès et communication. Et sur toutes [celles] que j’ai pu remarquer, après avoir bien reconnu l’excellence de votre majesté, MADAME, elle m’a semblé la plus propre qui soit pour le jourd’hui au monde, tant pour les rares vertus que chacun y admire, l’esprit plus qu’angélique, le jugement exquis, l’honnête curiosité et désir studieux de savoir toutes choses, que aussi pour avoir bon loisir de vaquer à un tel passe-temps, qui lui servira de grande récréation quelques heures du jour, à entendre et examiner les raisons que j’y déduis contre le populaire, pour renverser ses erreurs. En quoi vous imiterez, MADAME, comme en tous autres actes généreux, la studieuse condition de votre grand-tante de semblable nom, la Marguerite des Marguerites, très illustre reine de Navarre. Laquelle vous allez déjà surpasser en diversité et profondeur de savoir, par votre assiduel[le] étude, comme l’on dit publiquement. Vous imiterez aussi de plus près votre prochaine tante de même nom, Marguerite de France, très excellente duchesse de Savoie, prochainement [récemment] décédée, la plus studieuse et savante princesse de son âge et temps, ayant son Altesse laissé à Votre Majesté l’héritage des lettres, pour [que vous puissiez] le posséder uniquement et le continuer au très vénérable nom des Marguerites de France: nation la plus féconde en bons esprits et personnes de grand savoir qui soit au monde; merci [grâce à] votre grand-père, MADAME, qui fut le père des arts et sciences, non seulement en son Royaume, ains [mais] par tout l’univers.
C’est à l’excellence de votre jugement à qui on s’en rapporte, étant plus net que perle (dont vous portez le nom), très admirable en capacité, vivacité, dextérité et solidité, spéculation, perquisition et explication des choses les plus ardues et difficiles par-dessus votre âge et sexe, comme d’une déesse. C’est à votre belle âme, si bien instruite dès son enfance en toute sorte de vertu et science, pure et nette, candide, sincère, splendide, ornée des plus belles conditions requises à sa grandeur et hautesse, de juger des erreurs qui ne l’ont aucunement atteinte ou entachée; ainsi qu’il appartient à l’âme qui doit juger des erreurs. Car on n’aperçoit pas ce de quoi on tient quelque tache; et par ce [pour cela], l’humeur cristallin[e], principale partie de l’œil, pour juger de toutes couleurs, n’en a aucune en soi. C’est une occupation digne de Votre Majesté, plus digne sans comparaison que le jugement de Pâris, prince troyen, quoiqu’il eût à juger de trois déesses. Car le sujet des erreurs est bien d’autre importance que de la beauté envieuse de Junon, Pallas et Vénus. Aussi la récompense en sera beaucoup plus glorieuse, quand vous aurez, de votre jugement et autorité, condamné les erreurs populaires, en faisant que la vie des hommes soit désormais plus assurée. Bien inestimable, et d’un los [louange] immortel, qui méritera que l’on consacre un autel à votre mémoire, au temple de Santé, où lui soient offerts sacrifices de louange, tant que le monde sera.
MADAME je remets toutes les qualités et procédures devant les yeux de Votre Majesté en les intitulant Erreurs, quoi qu’il y ait de propositions bonnes et véritables tenues du populaire; mais il se faut [trompe] en leur intelligence [compréhension]. Aussi, en toute l’œuvre, il y a plus d’erreurs corrigés que d’autre matière. Or c’est la façon des écrivains, de faire l’inscription de ce qui est le plus et de plus d’importance, ainsi que votre divin esprit saura bien discerner, je m’en assure, suppliant très humblement Votre Majesté de prendre en bonne part, et accepter d’un front serein ce que je lui présente en grand dévotion pour le salut public, priant Dieu que [qu’il] la conserve et accomplisse en elle ses saintes bénédictions.

De la cour du roi votre mari, et mon très honoré seigneur, ce premier jour de l’an 1578.

Texte établi par Audrey Gilles, avec la collaboration d'Éliane Viennot (orthographe, ponctuation et usage des majuscules modernisées).

mis en ligne le 14.5.2018


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