MARGUERITE DE VALOIS, dite la reine Margot

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Les ami·es de Marguerite

Texte établi par Éliane Viennot

Notes, indications d'années, introductions et glossaires (mots marqués d'un *) dans les éditions suivantes :

• Marguerite de Valois, Mémoires et autres écrits, 1574-1614. Paris, H. Champion, 1998

• Marguerite de Valois, Mémoires et discours. Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2005 — Acheter en ligne

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années 1579-1582

Nous demeurâmes en cette heureuse condition tant que la reine ma mère fut en Gascogne. Laquelle, après avoir établi la paix, changé de lieutenant de roi à la prière du roi mon mari (ôtant Monsieur de marquis de Villars pour y mettre Monsieur le maréchal de Biron), elle passant en Languedoc, nous la conduisîmes jusques à Castelnau, où prenant congé d’elle, nous nous en revînmes à Pau en Béarn. Où n’ayant nul exercice de la religion catholique, l’on me permit seulement de faire dire la messe en une petite chapelle qui n’a que trois ou quatre pas de long, qui, étant fort étroite, était pleine quand nous y étions sept ou huit. À l’heure que l’on voulait dire la messe, l’on levait le pont du château de peur que les catholiques du pays, qui n’avaient aucun exercice de religion, l’ouïssent, car ils étaient infiniment désireux de pouvoir assister au saint sacrifice, de quoi ils étaient depuis plusieurs années privés. Et poussés de ce saint et juste désir, les habitants de Pau trouvèrent moyen, le jour de la Pentecôte, avant que l’on levât le pont, d’entrer dans le château, se glissant dans la chapelle; où ils n’avaient point été découverts jusques sur la fin de la messe, qu’en trouvant la porte ouverte pour laisser entrer quelqu’un de mes gens, quelque huguenot épiant à la porte les aperçut et l’alla dire au Pin, secrétaire du roi mon mari, lequel possédait infiniment son maître et avait grande autorité en sa Maison, menant toutes les affaires de ceux de la Religion*. Lequel y envoya des gardes du roi mon mari, qui, les tirant dehors et les battant en ma présence, les menèrent en prison, où ils furent longtemps, et payèrent une grosse amende.

Cette indignité fut ressentie infiniment de moi, qui n’attendais rien de semblable. Je m’en allai plaindre au roi mon mari, le suppliant faire lâcher ces pauvres catholiques, qui n’avaient point mérité un tel châtiment pour avoir voulu, après avoir été si longtemps privés de l’exercice de notre religion, se prévaloir de ma venue pour rechercher, le jour d’une si bonne fête, d’ouïr la messe. Le Pin se met en tiers sans y être appelé, et, sans porter ce respect à son maître de le laisser répondre, prend la parole et me dit que je ne rompisse point la tête au roi mon mari de cela; que, quoi que j’en puisse dire, il n’en serait fait autre chose; qu’ils avaient bien mérité ce que l’on leur faisait, et que, pour mes paroles, il n’en serait ni plus ni moins; que je me contentasse que l’on me permettait de faire dire une messe pour moi et pour ceux de mes gens que j’y voudrais mener. Ces paroles m’offensèrent beaucoup d’un homme de telle qualité, et [je] suppliai le roi mon mari, si j’étais si heureuse d’avoir quelque part en sa bonne grâce, de me faire connaître qu’il ressentait l’indignité qu’il me voyait recevoir par ce petit homme, et qu’il m’en fît raison. Le roi mon mari, voyant que je m’en passionnais justement, le fit sortir et ôter de devant moi, me disant qu’il était fort marri de l’indiscrétion* du Pin, et que c’était le zèle de sa religion qui l’avait transporté à cela, et qu’il m’en ferait telle raison que je voudrais; que pour les prisonniers catholiques, qu’il aviserait avec ses conseillers du parlement de Pau ce qui se pourrait faire pour me contenter.

M’ayant ainsi parlé, il alla après en son cabinet, où il trouva Le Pin, qui, après avoir parlé à lui, le changea tout; de sorte que, craignant que je le requisse de lui donner congé*, il me fuit et me fait la mine. Enfin, voyant que je m’opiniâtrais à vouloir qu’il choisisse, du Pin ou de moi, celui qui lui serait plus agréable, tous les vieils qui étaient là, et qui hayaient* l’arrogance du Pin, lui dirent qu’il ne me devait malcontenter pour un tel homme qui m’avait tant offensée, que si cela venait à la connaissance du roi et de la reine ma mère, ils trouveraient fort mauvais qu’il l’eût souffert et tenu auprès de lui. Ce qui le contraignit enfin de lui donner congé. Mais il ne laissa à continuer de me faire du mal et de m’en faire la mine, y étant, à ce qu’il m’a dit depuis, persuadé par Monsieur de Pibrac, qui jouait au double, me disant à moi que je ne devais souffrir d’être bravée d’un homme de peu comme cettui-là, et quoi que ce fût, il fallait que je le fisse chasser; et disant au roi mon mari qu’il n’y avait apparence* que je le privasse du service d’un homme qui lui était si nécessaire. Ce que Monsieur de Pibrac faisait pour me convier, à force de déplaisirs, de retourner en France, où il était attaché à son état de président et de conseiller au conseil du roi. Et pour empirer encore ma condition, depuis que Dayelle s’était éloignée, le roi mon mari s’était mis à rechercher* Rebours, qui était une fille malicieuse*, qui ne m’aimait point, et qui me faisait tous les plus mauvais offices qu’elle pouvait en son endroit.

À ces traverses* ayant toujours mon recours à Dieu, il eut enfin pitié de mes larmes et permit que nous partissions de ce petit Genève de Pau; où, de bonne fortune pour moi, Rebours y demeura malade, laquelle le roi mon mari perdant des yeux, perdit aussi d’affection, et commença à s’embarquer avec Fosseuse, qui était plus belle, et pour lors toute enfant et toute bonne. Dressant notre chemin vers Montauban, nous passâmes par une petite ville nommée Eauze, où, la nuit que nous y arrivâmes, le roi mon mari tomba malade d’une grande fièvre continue, avec une extrême douleur de tête, qui lui dura dix-sept jours, durant lesquels il n’avait repos ni jour ni nuit, et le fallait perpétuellement changer de lit à autre. Je me rendis si sujette à le servir (ne me partant jamais d’auprès de lui, sans me déshabiller) qu’il commença d’avoir agréable mon service et à s’en louer à tout le monde, et particulièrement à mon cousin Monsieur de Turenne, qui, me rendant office de bon parent, me remit aussi bien auprès de lui que jamais j’avais été. Félicité qui me dura l’espace de quatre ou cinq ans que je fus en Gascogne avec lui, faisant la plupart de ce temps-là notre séjour à Nérac, où notre Cour était si belle et si plaisante que nous n’enviions point celle de France: y ayant Madame la princesse de Navarre sa sœur, qui depuis a été mariée à Monsieur le duc de Bar mon neveu, et moi [ayant] bon nombre de dames et filles, et le roi mon mari étant suivi d’une belle troupe de seigneurs et gentilshommes, aussi honnêtes gens que les plus galants que j’aie vus à la Cour; et n’y avait rien à regretter en eux, sinon qu’ils étaient huguenots. Mais de cette diversité de religion il ne s’en oyait point parler, le roi mon mari et Madame la princesse sa sœur allant d’un côté au prêche, et moi et mon train à la messe en une chapelle qui est dans le parc; d’où comme je sortais, nous nous rassemblions pour nous aller promener ensemble, ou en un très beau jardin qui a des allées de lauriers et de cyprès fort longues, ou dans le parc que j’avais fait faire, en des allées de trois mille pas qui sont au long de la rivière. Et le reste de la journée se passait en toute sorte d’honnêtes plaisirs, le bal se tenant d’ordinaire l’après-dînée* et le soir.

Durant tout ce temps-là le roi servait Fosseuse, qui, dépendant du tout de moi, se maintenait avec tant d’honneur et de vertu que, si elle eût toujours continué de cette façon, elle ne fût tombée au malheur qui depuis lui en a tant apporté, et à moi aussi. Mais la Fortune, envieuse d’une si heureuse vie (qui semblait, en la tranquillité et union où nous nous maintenions, mépriser sa puissance, comme si nous n’eussions été sujets à sa mutabilité), excita pour nous troubler nouveaux sujets de guerre entre le roi mon mari et les catholiques, rendant le roi mon mari et Monsieur de maréchal de Biron (qui avait été mis en cette charge de lieutenant de roi en Guyenne à la requête des huguenots) tant ennemis, que, quoi que je pusse faire pour les maintenir bien ensemble le roi mon mari et lui, je ne pus empêcher qu’ils ne vinssent en une extrême défiance et haine, commençant à se plaindre l’un de l’autre au roi – le roi mon mari demandant que l’on lui ôtât Monsieur le maréchal de Biron de Guyenne, et Monsieur le maréchal taxant mon mari et ceux de la Religion* prétendue d’entreprendre plusieurs choses contre le traité de la paix.

Ce commencement de désunion allant toujours s’accroissant à mon grand regret, sans que j’y pusse remédier, Monsieur le maréchal de Biron conseille au roi de venir en Guyenne, disant que sa présence y apporterait un ordre, de quoi les huguenots, étant avertis, crurent que le roi venait seulement pour les désemparer de leurs villes et s’en saisir. Ce qui les fit résoudre à prendre les armes, qui était tout ce que je craignais de voir, moi étant embarquée à courre* la fortune du roi mon mari, et par conséquent me voir en un parti contraire à celui du roi et à celui de ma religion. J’en parlai au roi mon mari pour l’en empêcher, et à tous ceux de son conseil, leur remontrant combien peu avantageuse leur pourrait être cette guerre, où ils avaient un chef contraire tel que Monsieur le maréchal de Biron, grand capitaine et fort animé contre eux, qui ne les feindrait pas ni ne les épargnerait pas comme avaient fait d’autres; que si la puissance du roi était employée contre eux avec intention de les exterminer tous, ils n’étaient pas pour y résister. Mais la crainte qu’ils avaient de la venue du roi en Guyenne, et l’espérance de plusieurs entreprises qu’ils avaient sur la plupart des villes de Gascogne et de Languedoc, les y poussaient tellement, qu’encore que le roi [mon mari] me fît cet honneur d’avoir beaucoup plus de créance* et de fiance en moi, et que les principaux* de la Religion* m’estimassent avoir quelque jugement, je ne pus pour lors leur persuader ce que bientôt après ils reconnurent à leurs dépens être vrai. Il fallut laisser passer ce torrent, qui allentit bientôt son cours quand ils vinrent à l’expérience de ce que je leur avais prédit.

Longtemps devant que l’on vînt à ces termes, voyant que les choses s’y disposaient, j’en avais souvent averti le roi et la reine ma mère, pour y remédier en donnant quelque contentement au roi mon mari. Mais ils n’en avaient tenu compte, et semblait qu’ils fussent bien aises que les choses en vinssent là, étant persuadés par le feu maréchal de Biron qu’il avait moyen de réduire les huguenots aussi bas qu’il voudrait. Mes avis négligés, peu à peu ces aigreurs s’en vont augmentant, de sorte qu’ils en viennent aux armes. Mais ceux de la Religion* prétendue s’étant de beaucoup mécomptés aux forces qu’ils faisaient état de mettre ensemble, le roi mon mari se trouve plus faible que le maréchal de Biron – même* toutes leurs entreprises étant faillies*, fors celle de Cahors (qu’ils prirent par pétards* avec perte de beaucoup de gens, pour y avoir Monsieur de Vezins combattu l’espace de deux ou trois jours, leur ayant disputé rue après rue et maison), où le roi mon mari fit paraître sa prudence et valeur, non comme prince de sa qualité, mais en prudent et hasardeux capitaine. Cette prise les affaiblit plus qu’elle ne les fortifia: le maréchal de Biron, prenant son temps, tint la campagne, attaquant et emportant toutes les petites villes qui tenaient pour les huguenots, mettant tout au fil de l’épée.

Dès le commencement de cette guerre, voyant que l’honneur que le roi mon mari me faisait de m’aimer me commandait de ne l’abandonner, je me résolus de courre* sa fortune, non sans extrême regret de voir que le motif de cette guerre fut tel, que je ne pouvais souhaiter l’avantage de l’un ou de l’autre [parti] que je ne souhaitasse mon dommage. Car si les huguenots avaient du meilleur, c’était à la ruine de la religion catholique, de quoi j’affectionnais la conservation plus que ma propre vie; si aussi les catholiques avaient l’avantage sur les huguenots, je voyais la ruine du roi mon mari. Retenue néanmoins auprès de lui par mon devoir, et par l’amitié et fiance qu’il lui plaisait me montrer, j’écrivis au roi et à la reine ma mère l’état en quoi je voyais les affaires de ce pays-là, pour en avoir été les avis que je leur en avais donnés négligés; que je les suppliais, si en ma considération ils ne me voulaient tant obliger [que] de faire éteindre ce feu au milieu duquel je me voyais exposée, qu’au moins il leur plût commander à feu Monsieur le maréchal de Biron que la ville où je faisais mon séjour fût tenue en neutralité, et qu’à trois lieues près de là il ne s’y fît point la guerre; et que j’en obtiendrais autant du roi mon mari pour le parti de ceux de la Religion*. Cela me fut accordé du roi, pourvu que le roi mon mari ne fût point dans Nérac; mais que lorsqu’il y serait, la neutralité n’aurait point de lieu. Cette condition fut observée de l’un et de l’autre parti avec autant de respect que j’eusse pu désirer. Mais elle n’empêcha pas que le roi mon mari ne vînt souvent [seul] à Nérac, où nous étions Madame sa sœur et moi, étant son naturel de se plaire parmi les dames – même* étant lors fort amoureux de Fosseuse (qu’il avait toujours servie depuis qu’il quitta Rebours), de laquelle je ne recevais nul mauvais office; et pour cela, le roi mon mari ne laissait de vivre avec moi en pareille privauté et amitié que si j’eusse été sa sœur, voyant que je ne désirais que le contenter en toutes choses.

Toutes ces considérations l’ayant un jour amené à Nérac avec ses troupes, il y séjourna trois jours, ne pouvant se départir d’une compagnie et d’un séjour si agréables. Le maréchal de Biron, qui n’épiait qu’une telle occasion, en étant averti, feint de venir avec son armée près de là pour joindre à un passage de rivière Monsieur de Cornusson, sénéchal de Toulouse, qui lui amenait des troupes, et au lieu d’aller là, tourne vers Nérac, et sur les neuf heures du matin s’y présente avec toute son armée en bataille, prêt et à la volée du canon. Le roi mon mari, qui avait eu avis dès le soir de la venue de Monsieur de Cornusson, voulant les empêcher de se joindre et les combattre séparés (ayant forces suffisantes pour ce faire, car il avait lors Monsieur de La Rochefoucauld avec toute la noblesse de Saintonge, et bien huit cents arquebusiers à cheval qu’il lui avait amenés), était parti le matin au point du jour, pensant les rencontrer sur le passage de la rivière. Mais les ayant failli*, pour n’avoir été bien averti (Monsieur de Cornusson ayant dès le soir devant passé la rivière), il s’en revint à Nérac, où comme il entrait par une porte, il sut le maréchal de Biron être en bataille devant l’autre. Il faisait ce jour un fort mauvais temps, et une si grande pluie que l’arquebuserie ne pouvait servir. Néanmoins, le roi mon mari jette quelques troupes des siennes dans les vignes pour empêcher que le maréchal de Biron n’approchât plus près, n’y ayant moyen à cause de l’extrême pluie qu’il faisait ce jour-là de faire autre effet*. Le maréchal de Biron, demeurant cependant en bataille à notre vue (laissant seulement débander deux ou trois des siens qui vinrent demander des coups de lance pour l’amour des dames), se tenait ferme, couvrant* son artillerie jusques à ce qu’elle fût prête à tirer. Puis, faisant soudain fendre sa troupe, fait tirer sept ou huit volées de canon dans la ville, dont l’une donna jusques au château. Et ayant fait cela, part de là et se retire, m’envoyant un trompette pour s’excuser à moi, me mandant* que si j’eusse été seule il n’eût pour rien au monde entrepris cela; mais je savais qu’il était dit, en la neutralité qui avait été accordée par le roi, que si le roi mon mari était à Nérac, la neutralité n’aurait point de lieu, et qu’il avait commandement du roi de l’attaquer en quelque lieu qu’il fût.

En toutes autres occasions, Monsieur le maréchal de Biron m’avait rendu beaucoup de respect et témoigné de m’être ami (car lui étant tombé de mes lettres entre ses mains durant la guerre, il me les avait renvoyées toutes fermées), et tous ceux qui se disaient à moi ne recevaient de lui qu’honneur et bon traitement. Je répondis à son trompette que je savais bien que Monsieur le maréchal ne faisait en cela que ce qui était du devoir de la guerre et du commandement du roi, mais qu’un homme prudent comme il était pouvait bien satisfaire à l’un et à l’autre sans offenser ses amis; qu’il me pouvait bien laisser jouir ces trois jours du contentement de voir le roi mon mari à Nérac; qu’il ne pouvait l’attaquer en ma présence sans s’attaquer aussi à moi; que j’en étais fort offensée, et que je m’en plaindrais au roi. Cette guerre dura encore quelque temps, ceux de la Religion* ayant toujours du pire – ce qui m’aidait à disposer le roi mon mari à une paix. J’en écrivis souvent au roi et à la reine ma mère, mais ils n’y voulaient point entendre, se fiant en la bonne fortune qui, jusques alors, avait accompagné Monsieur le maréchal de Biron.

En même temps que cette guerre commença, la ville de Cambrai, qui s’était depuis mon partement* de France mise en l’obéissance de mon frère par le moyen de Monsieur d’Inchy, duquel j’ai parlé ci-devant, fut assiégée des forces espagnoles. De quoi mon frère, qui était chez lui au Plessis-lès-Tours, fut averti, lequel était depuis peu revenu de son voyage de Flandre, où il avait reçu les villes de Mons, Valenciennes et autres qui étaient du gouvernement du comte de Lalain, qui avait pris le parti de mon frère, le faisant reconnaître pour seigneur en tous les pays de son autorité. Mon frère, le voulant secourir, fait soudain levée de gens pour mettre sus une armée, pour s’y acheminer. Et pour ce qu’elle ne pouvait être si tôt prête, il [y] fait en attendant jeter Monsieur de Balagny pour soutenir le siège, attendant qu’avec son armée il le pût faire lever. Comme il était sur ces apprêts et qu’il commençait d’avoir une partie des forces qui lui étaient nécessaires, cette guerre des huguenots intervint, qui fit débander tous ses soldats pour se mettre aux compagnies de l’armée du roi qui venait en Gascogne. Ce qui ôta à mon frère toute espérance de secourir Cambrai, laquelle ne se pouvait perdre qu’il ne perdît tout le reste du pays qu’il avait conquis, et, ce qu’il regrettait le plus, Monsieur de Balagny et tous ces honnêtes gens qui s’étaient jetés dans Cambrai.

Ce déplaisir lui fut extrême. Et comme il avait un grand jugement et qu’il ne manquait jamais d’expédients en ses adversités, voyant que le seul remède eût été de pacifier la France, lui qui avait un courage qui ne trouvait rien de difficile entreprend de faire la paix, et dépêche* soudain un gentilhomme au roi pour le lui persuader et le supplier de lui donner la charge de la traiter (ce qu’il faisait craignant que ceux qui y eussent été commis ne l’eussent fait tirer en telle longueur, qu’il n’y eût plus eu moyen de secourir Cambrai; où Monsieur de Balagny s’étant jeté, comme j’ai dit, manda* à mon frère qu’il lui donnerait le temps de six mois pour les secourir, mais que si, dans ce temps-là, l’on ne faisait lever le siège, la nécessité de vivres y serait telle qu’il n’y aurait moyen de contenir le peuple de la ville et de l’empêcher de se rendre). Dieu ayant assisté mon frère au dessein qu’il avait de persuader le roi à la paix, [celui-ci] agrée l’offre que lui faisait mon frère de s’employer à la traiter (estimant par ce moyen de le détourner de son entreprise de Flandre, qu’il n’avait jamais eue agréable), [et] donne à mon frère la commission* de traiter et faire cette paix, lui mandant* qu’il lui envoierait, pour l’assister en cette négociation, Messieurs de Villeroy et de Bellièvre. Cette commission* réussit si heureusement à mon frère, que venant en Gascogne, où il demeura sept mois pour cet effet (qui lui durèrent beaucoup plus, pour l’envie qu’il avait d’aller secourir Cambrai, encore que le contentement qu’il avait que nous fussions ensemble lui adoucît l’aigreur de ce soin), il fit la paix au contentement du roi et de tous les catholiques, laissant le roi mon mari et les huguenots de son parti non moins satisfaits, y ayant procédé avec telle prudence qu’il en demeura loué et aimé de tous, ayant en ce voyage acquis ce grand capitaine Monsieur le maréchal de Biron, qui se voua à lui pour prendre la charge de son armée de Flandre, et lequel il retirait de Gascogne pour faire plaisir au roi mon mari, qui eut en son lieu Monsieur le maréchal de Matignon.

Avant que mon frère partît, il désira faire l’accord du roi mon mari et de Monsieur le maréchal de Biron, mais cela fut impossible, étant les offenses passées trop avant. Il obtint seulement du roi mon mari qu’il me permettait de voir Monsieur le maréchal de Biron, pourvu qu’à la première vue il me fît satisfaction par une honnête excuse de ce qui s’était passé à Nérac; et me commanda de le braver avec toutes les rudes et dédaigneuses paroles que je pourrais. J’usai de ce commandement passionné avec le conseil de mon frère et la discrétion requise en telles choses, sachant bien qu’un jour il en aurait regret, pouvant espérer beaucoup d’assistance d’un tel cavalier. Mon frère s’en retournant en France (accompagné de Monsieur le maréchal de Biron) avec non moins d’honneur et de gloire d’avoir pacifié un si grand trouble au contentement de tous, que de toutes les victoires que par armes il avait eues, en fit son armée encore plus grande et plus belle. Mais comme la gloire et l’honneur sont toujours suivis d’envie, le roi, n’y prenant point plaisir (et en ayant eu aussi peu des sept mois que mon frère et moi avions demeuré ensemble en Gascogne traitant la paix), pour trouver un objet à son ire, s’imagine que j’avais fait naître cette guerre, y ayant poussé le roi mon mari – qui peut bien témoigner le contraire – pour donner l’honneur à mon frère de faire la paix… Laquelle, si elle eût dépendu de moi, il l’eût eue avec moins de temps et de peine! Car ses affaires de Flandre et de Cambrai recevaient un grand préjudice de son retardement. Mais quoi! l’envie et la haine fascinent les yeux, et font qu’ils ne voient jamais les choses telles qu’elles sont.

Le roi, bâtissant sur ce faux fondement une haine mortelle contre moi, et faisant revivre en sa mémoire la souvenance du passé (comme, durant qu’il était en Pologne, et depuis qu’il en était revenu, j’avais toujours embrassé les affaires et le contentement de mon frère plus que le sien), joignant tout cela ensemble, il jura ma ruine et celle de mon frère; en quoi la Fortune favorisa son animosité, faisant que durant les sept mois que mon frère fut en Gascogne, le malheur fut tel pour moi qu’il devint amoureux de Fosseuse, que servait* le roi mon mari, comme j’ai dit, depuis qu’il eut quitté Rebours. Cela pensa convier le roi mon mari à me vouloir mal, estimant que j’y fisse de bons offices pour mon frère contre lui; ce qu’ayant reconnu [compris], je priai tant mon frère (lui remontrant la peine où il me mettait par cette recherche*), que lui, qui affectionnait plus mon contentement que le sien, força sa passion et ne parla plus à elle. Ayant remédié de ce côté-là, la Fortune (laquelle, quand elle commence à poursuivre une personne, ne se rebute point pour le premier coup que l’on lui fait tête) me dresse une autre embûche bien plus dangereuse que cette-ci, faisant que Fosseuse, qui aimait extrêmement le roi mon mari, et qui toutefois jusques alors ne lui avait permis que les privautés que l’honnêteté peut permettre, pour lui ôter la jalousie qu’il avait de mon frère et lui faire connaître qu’elle n’aimait que lui, s’abandonne tellement à le contenter en tout ce qu’il voulait d’elle, que le malheur fut si grand qu’elle devint grosse. Lors, se sentant en cet état, elle change toute de procédé avec moi, et au lieu qu’elle avait accoutumé d’y être libre et de me rendre à l’endroit du roi mon mari tous les bons offices qu’elle pouvait, elle commence à se cacher de moi, et à me rendre autant de mauvais offices qu’elle m’en avait fait de bons, de sorte qu’elle possédait le roi mon mari. En peu de temps, je le connus tout changé. Il s’étrangeait* de moi, il se cachait, et n’avait plus ma présence si agréable qu’il avait eue les quatre ou cinq heureuses années que j’avais passées avec lui en Gascogne, pendant que Fosseuse s’y gouvernait avec honneur.

La paix faite, comme j’ai dit, mon frère s’en retournant en France pour faire son armée, le roi mon mari et moi nous nous en retournâmes à Nérac, où, soudain que nous fûmes arrivés, Fosseuse lui met en tête, pour trouver une couverture* à sa grossesse ou bien pour se défaire de ce qu’elle avait, d’aller aux eaux de Aigues-Caudes qui sont en Béarn. Je suppliai le roi mon mari de m’excuser si je ne l’accompagnais aux Aigues-Caudes, qu’il savait que, depuis l’indignité que j’avais reçue à Pau, j’avais fait un serment de n’entrer jamais en Béarn que la religion catholique n’y fût. Il me pressa fort d’y aller, jusques à s’en courroucer. Enfin, je m’en excuse. Il me dit alors que sa fille (car il appelait ainsi Fosseuse) avait besoin d’en prendre, pour le mal d’estomac qu’elle avait. Je lui dis que je voulais bien qu’elle y allât. Il me répond qu’il n’y avait point d’apparence* qu’elle y allât sans moi, que ce serait faire penser mal où il n’y en avait point, et se fâche fort contre moi de ce que je ne la lui voulais point mener. Enfin, je fis tant qu’il se contenta qu’il allât avec elle, deux de ses compagnes (qui furent Rebours et Villesavin), et la gouvernante. Elles s’en allèrent avec lui, et moi j’attendis à Bagnères. J’avais tous les jours avis de Rebours (qui était celle qu’il avait aimée, qui était une fille corrompue et double, qui ne désirait que de mettre Fosseuse dehors, pensant tenir sa place en la bonne grâce du roi mon mari) que Fosseuse me faisait tous les plus mauvais offices du monde, médisant ordinairement de moi, et qu’elle se persuadait, si elle avait un fils et qu’elle se pût défaire de moi, d’épouser le roi mon mari; qu’en cette intention, elle me voulait faire aller à Pau, et qu’elle avait fait résoudre le roi mon mari, étant de retour à Bagnères, de m’y mener de gré ou de force. Ces avis me mettaient en la peine que l’on peut penser. Toutefois, ayant toujours fiance en la bonté de Dieu et en celle du roi mon mari, je passai le temps de ce séjour de Bagnères en l’attendant, versant autant de larmes qu’eux buvaient de gouttes d’eau où ils étaient, bien que j’y fusse accompagnée de toute la noblesse catholique de ce quartier-là, qui mettaient toute la peine qu’ils pouvaient de me faire oublier mes ennuis*.

Au bout d’un mois ou cinq semaines, le roi mon mari revenant avec Fosseuse et ses autres compagnes, il sut de quelqu’un de ces seigneurs qui étaient avec moi l’ennui* où j’étais pour la crainte que j’avais d’aller à Pau, qui fut cause qu’il ne me pressa pas tant d’y aller, et me dit seulement qu’il eût bien désiré que je l’eusse voulu. Mais voyant que mes larmes et mes paroles lui disaient ensemble que j’élirais plutôt la mort, il changea de dessein, et retournâmes à Nérac; où voyant que tout le monde parlait de la grossesse de Fosseuse, et que non seulement en notre Cour, mais par tout le pays, cela était commun, je voulus tâcher de faire perdre ce bruit, et me résolus de lui en parler. Et la prenant en mon cabinet, je lui dis: «Encore que depuis quelque temps vous vous soyez étrangée* de moi et que l’on m’ait voulu faire croire que vous me faites de mauvais offices auprès du roi mon mari, l’amitié que je vous ai portée, et celle que j’ai vouée aux personnes d’honneur à qui vous appartenez, ne me peut permettre que je ne m’offre de vous secourir au malheur où vous vous trouvez, que je vous prie ne me celer; et ne vouloir nous ruiner d’honneur, et vous, et moi, qui ai autant d’intérêt au vôtre, étant à moi comme vous-même. Et croyez que je vous ferai office de mère. J’ai moyen de m’en aller, sous couleur de la peste que vous voyez qui est en ce pays et même* en cette ville, au Mas d’Agenais, qui est une maison du roi mon mari fort écartée. Je ne mènerai avec moi que le train que vous voudrez. Cependant, le roi mon mari ira à la chasse de l’autre côté, et ne bougerai de là que vous ne soyez délivrée; et ferons par ce moyen cesser ce bruit, qui ne m’importe moins qu’à vous.» Elle, au lieu de m’en savoir gré, avec une arrogance extrême me dit qu’elle ferait mentir tous ceux qui en avaient parlé, qu’elle connaissait bien qu’il y avait quelque temps que je l’aimais point et que je cherchais prétexte pour la ruiner. Et parlant aussi haut que je lui avais parlé bas, elle sort toute en colère de mon cabinet et y va mettre le roi mon mari; en sorte qu’il se courrouça fort à moi de ce que j’avais dit à sa fille, disant qu’elle ferait mentir tous ceux qui l’en taxaient, et m’en fit mine fort longtemps, et jusques à tant que, s’étant passés quelques mois, [elle] vint à l’heure de son temps.

Le mal lui prenant au matin au point du jour, étant couchée en la chambre des filles, elle envoya quérir mon médecin et le pria d’aller avertir le roi mon mari, ce qu’il fit. Nous étions couchés en une même chambre, en divers lits, comme nous avions accoutumé. Comme le médecin lui dit cette nouvelle, il se trouva fort en peine, ne sachant que faire, craignant d’un côté qu’elle fût découverte, et d’autre qu’elle fût mal secourue, car il l’aimait fort. Il se résolut enfin de m’avouer tout, et me prier de l’aller faire secourir, sachant bien que, quoi qui se fût passé, il me trouverait toujours prête de le servir en ce qui lui plairait. Il ouvre mon rideau et me dit: «M’amie, je vous ai celé une chose qu’il faut que je vous avoue. Je vous prie de m’en excuser, et de ne vous point souvenir de tout ce que je vous ai dit pour ce sujet; mais obligez-moi tant de vous lever tout à cette heure et aller secourir Fosseuse, qui est fort mal. Je m’assure que vous ne voudriez, la voyant en cet état, vous ressentir de ce qui s’est passé. Vous savez de combien je l’aime; je vous prie, obligez-moi en cela.» Je lui dis que je l’honorais trop pour m’offenser de chose qui vînt de lui, que je m’y en allais et y ferais comme si c’était ma fille; que cependant, il s’en allât à la chasse et emmenât tout le monde, afin qu’il n’en fût point ouï parler.

Je la fis promptement ôter de la chambre des filles et la mis en une chambre écartée, avec mon médecin et des femmes pour la servir, et la fis très bien secourir. Dieu voulut qu’elle ne fît qu’une fille, qui encore était morte. Étant délivrée, on la porta en la chambre des filles, où, bien que l’on apportât toute discrétion que l’on pouvait, on ne put empêcher que ce bruit ne fût semé par tout le château. Le roi mon mari étant revenu de la chasse, il la va voir comme il avait accoutumé. Elle le prie de faire que je l’allasse voir, comme j’avais accoutumé d’aller voir toutes mes filles quand elles étaient malades, pensant par ce moyen ôter le bruit qui courait. Le roi mon mari, venant en la chambre, me trouve [alors] que je m’étais remise dans le lit, étant lasse de m’être levée si matin, et de la peine que j’avais eue à la faire secourir. Il me prie que je me lève et que je l’aille voir. Je lui dis que je l’avais fait lorsqu’elle avait eu besoin de mon secours, mais qu’à cette heure elle n’en avait plus affaire; que si j’y allais, je découvrirais plutôt que de couvrir* ce qui était, et que tout le monde me montrerait au doigt. Il se fâcha fort contre moi, ce qui me déplut beaucoup: il me sembla que je ne méritais pas cette récompense de ce que j’avais fait le matin. Elle le mit souvent en des humeurs pareilles contre moi.

Pendant que nous étions de cette façon, le roi (qui n’ignorait rien de tout ce qui se passait en la maison de tous les plus grands de son royaume, et qui était particulièrement curieux* de savoir les déportements* de notre Cour), ayant été averti de tout ceci, et conservant encore le désir de vengeance qu’il avait conçu contre moi pour l’occasion que j’ai dite (de l’honneur que mon frère avait acquis à la paix qu’il avait faite), pense que c’était un beau moyen pour me rendre aussi misérable qu’il désirait: me tirant hors d’auprès du roi mon mari, espérant que l’éloignement serait comme les ouvertures du bataillon macédonien. À quoi pour parvenir, il me fit écrire par la reine ma mère qu’elle désirait me voir, que c’était trop d’avoir été cinq ou six ans éloignée d’elle, qu’il était temps que je fisse un voyage à la Cour, que cela servirait aux affaires du roi mon mari et de moi, qu’elle connaissait que le roi était désireux de me voir, que si je n’avais des commodités pour faire ce voyage, que le roi m’en ferait bailler. Le roi m’écrivit le semblable; et m’envoyant Maniquet, qui était mon maître d’hôtel, pour me le persuader (pour ce que, depuis cinq ou six ans que j’étais en Gascogne, je n’avais jamais pu me donner cette volonté de retourner à la Cour), il me trouva lors plus aisée à recevoir ce conseil, pour le mécontentement que j’avais à cause de Fosseuse, lui en ayant donné avis à la Cour. Le roi et la reine ma mère m’écrivent encore deux ou trois fois coup sur coup, et me font délivrer quinze mille écus, afin que l’incommodité ne me retardât. Et la reine ma mère me mande* qu’elle viendrait jusques en Saintonge, que si le roi mon mari me menait jusques là, qu’elle communiquerait avec lui pour lui donner assurance de la volonté du roi. Car il désirait fort de le tirer de Gascogne, pour le remettre à la Cour en la même condition qu’ils y avaient été autrefois, mon frère et lui. Et le maréchal de Matignon poussait le roi à cela, pour l’envie qu’il avait de demeurer tout seul en Gascogne.

Toutes ces belles apparences de bienveillance ne me faisaient point tromper aux fruits que l’on doit espérer de la Cour, en ayant eu par le passé trop d’expériences. Mais je me résolus de tirer profit de ses coffres, et y faire un voyage seulement de quelques mois pour y accommoder mes affaires et celles du roi mon mari, estimant qu’il servirait aussi comme pour diversion pour l’amour de Fosseuse, que j’emmenais avec moi; que, le roi mon mari ne la voyant plus, il s’embarquerait possible* avec quelque autre qui ne me serait pas si ennemie. J’eus assez de peine à faire consentir le roi mon mari à me permettre ce voyage, pour ce qu’il se fâchait d’éloigner Fosseuse, et qu’il en fût parlé. Il m’en fit meilleure chère, désirant extrêmement de m’ôter cette volonté d’aller en France. Mais, l’ayant déjà promis par mes lettres au roi et à la reine ma mère, même* ayant touché la somme susdite pour mon voyage, le malheur qui m’y tirait l’emporta sur le peu d’envie que j’avais lors d’y aller, voyant que le roi mon mari recommençait à me montrer plus d’amitié.

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