MARGUERITE DE VALOIS, dite la reine Margot

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Les ami·es de Marguerite

Texte établi par Éliane Viennot

Notes, indications d'années, introductions et glossaires (mots marqués d'un *) dans les éditions suivantes :

• Marguerite de Valois, Mémoires et autres écrits, 1574-1614. Paris, H. Champion, 1998

• Marguerite de Valois, Mémoires et discours. Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2005 — Acheter en ligne

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année 1578••>>>

Ces remontrances étaient belles et véritables; mais elles n’avaient tant de poids qu’elles pussent emporter à la balance l’envie que l’on portait à l’accroissement de la fortune de mon frère, auquel l’on donna tous les jours nouveaux empêchements pour le retarder d’assembler ses forces et les moyens qui lui étaient nécessaires pour aller en Flandre, lui faisant cependant, à lui, à Bussy, et à ses autres serviteurs, mille indignités, et faisant attaquer plusieurs querelles à Bussy, tantôt par Caylus, tantôt par Gramont, de jour, de nuit, et à toutes heures, estimant qu’à quelqu’une de ces alarmes mon frère s’y précipiterait. Ce qui se faisait sans le su du roi. Mais Maugiron, qui le possédait lors et qui, ayant quitté le service de mon frère, croyait qu’il s’en dût ressentir (ainsi qu’il est ordinaire que qui offense ne pardonne jamais), hayait* mon frère d’une telle haine qu’il conjurait sa ruine en toutes façons, le bravant et méprisant sans respect, comme l’imprudence d’une folle jeunesse, enflée de la faveur du roi, le poussait à faire toutes insolences, s’étant ligué avec Caylus, Saint-Luc, Saint-Mégrin, Gramont, Mauléon, Livarot, et quelques autres jeunes gens que le roi favorisait [et] qui, suivis de toute la Cour (à la façon des courtisans qui ne suivent que la faveur), entreprenaient toutes choses qui leur venaient en fantaisie, quelles qu’elles fussent. De sorte qu’il ne se passait jour qu’il n’y eut nouvelle querelle entre eux et Bussy, de qui le courage ne pouvait céder à nul.

Mon frère, considérant que ces choses n’étaient pas pour avancer son voyage de Flandre, désirant plutôt adoucir le roi que l’aigrir (pour l’avoir favorable en son entreprise), estimant aussi que Bussy, étant dehors, avancerait davantage de dresser les troupes nécessaires pour son armée, il l’envoie par ses terres pour y donner ordre. Mais Bussy étant parti, la persécution de mon frère ne cessa pour cela. Et connut-on alors qu’encore que les belles qualités qu’il avait apportassent beaucoup de jalousie à Maugiron et à ces autres jeunes gens qui étaient près du roi, que la principale cause de leur haine contre Bussy était qu’il était serviteur de mon frère. Car depuis qu’il fut parti, ils bravent et morguent mon frère avec autant de mépris, et si apparemment* que tout le monde le connaissait, encore que mon frère fût fort prudent et très patient de son naturel, et qu’il eût résolu de souffrir toutes choses pour faire ses affaires en son entreprise de Flandre, espérant par ce moyen en sortir bientôt et ne s’y revoir jamais plus sujet. Cette persécution et ces indignités lui furent toutefois fort ennuyeuses et honteuses, même* voyant qu’en haine de lui l’on tâchait de nuire en toutes façons à ses serviteurs: ayant depuis peu de jours fait perdre un grand procès à Monsieur de La Chastre, pour ce que depuis peu il s’était rendu serviteur de mon frère – le roi s’étant tellement laissé emporter aux persuasions de Maugiron et de Saint-Luc, qui étaient amis de Madame de Senneterre, qu’il avait lui-même été solliciter ce procès pour elle contre Monsieur de La Chastre, qui s’en sentant offensé (comme l’on peut penser), faisait participer mon frère à sa juste douleur.

En ces jours-là, le mariage de Saint-Luc se fit, auquel mon frère ne voulant assister, me pria aussi d’en faire de même. Et la reine ma mère, qui ne se plaisait guère à la débordée outrecuidance de ces jeunes gens, craignant aussi que tout ce jour serait en joie et en débauche, et que, mon frère n’ayant voulu être de la partie, l’on lui en dressât quelqu’une qui lui fût préjudiciable, elle fit trouver bon au roi qu’elle allât le jour des noces dîner* à Saint-Maur, et nous y mena mon frère et moi. C’était le lundi gras. Nous revînmes le soir, la reine ma mère ayant tellement prêché mon frère qu’elle le fît consentir de paraître et se trouver au bal, pour complaire au roi. Mais au lieu que cela amendât ses affaires, elles s’en empirèrent. Car y étant, Maugiron et autres de sa cabale commencèrent à le gausser avec des paroles si piquantes qu’un moindre que lui s’en fût offensé, lui disant qu’il avait bien perdu sa peine de s’être rhabillé, que l’on ne l’avait point trouvé à dire* l’après-dînée*, qu’il était venu à l’heure des ténèbres parce qu’elles lui étaient propres, et l’attaquant de sa laideur [et] de sa petite taille; tout cela se disant à la nouvelle mariée qui était auprès de lui, si haut qu’il se pouvait entendre. Mon frère, connaissant que cela se faisait exprès pour le faire répondre et le brouiller par ce moyen avec le roi, s’ôte de là, si plein de dépit et de colère qu’il n’en pouvait plus. Lequel, après en avoir conféré avec Monsieur de La Chastre, se résolut de s’en aller pour quelques jours à la chasse, pensant par son absence attiédir l’animosité de ces jeunes gens contre lui, et en faire plus aisément ses affaires avec le roi pour la préparation de l’armée qui lui était nécessaire pour aller en Flandre. Il s’en va trouver la reine ma mère qui se déshabillait, lui dit ce qui s’était passé au bal, de quoi elle fut très marrie, et lui fait entendre la résolution que là dessus il avait prise, qu’elle trouve très bonne; et lui promet de la faire agréer au roi, et en son absence de le solliciter de lui fournir promptement ce qu’il lui avait promis pour son entreprise de Flandre. Et Monsieur de Villequier étant là, elle lui commande d’aller faire entendre au roi le désir que mon frère avait d’aller pour quelques jours à la chasse, ce qui lui semblait qu’il ne serait que bon, pour apaiser toutes les brouilleries qui étaient entre lui et ces jeunes gens, Maugiron, Saint-Luc, Caylus et les autres.

Mon frère se retirant en sa chambre, tenant son congé* pour obtenu, commande à tous ses gens d’être le lendemain prêts pour aller à la chasse à Saint-Germain, où il voulait demeurer quelques jours à courre* le cerf, ordonne à son grand veneur d’y faire trouver les chiens, et se couche en cette intention de se lever lendemain matin pour aller à la chasse soulager et divertir un peu son esprit des brouilleries de la Cour. Monsieur de Villequier cependant était allé, par le commandement de la reine ma mère, demander son congé* au roi, qui d’abord lui accorda. Mais demeuré seul en son cabinet avec le conseil de Jéroboam de cinq à six jeunes hommes, ils lui rendent ce partement* fort suspect, et le mettent en telle appréhension qu’ils lui font faire une des plus grandes folies qui se soit faite en notre temps, qui fut de prendre mon frère et tous ses principaux serviteurs prisonniers. S’il fut imprudemment délibéré, il fut encore plus indiscrètement* exécuté. Car le roi, soudain prenant sa robe de nuit, s’en alla trouver la reine ma mère tout ému, comme en une alarme publique où l’ennemi eût été à la porte, lui disant: «Comment, Madame, que pensez-vous m’avoir demandé, de laisser aller mon frère? Ne voyez-vous pas, s’il s’en va, le danger où vous mettez mon État? Sans doute, sous cette chasse, il y a quelque dangereuse entreprise. Je m’en vais me saisir de lui et de tous ses gens, et ferai chercher dans ses coffres. Je m’assure que nous découvrirons de grandes choses.» – et à même temps ayant avec lui le sieur de Losse, capitaine des gardes, et quelques archers écossais.

La reine ma mère, craignant qu’en cette précipitation il fît quelque tort à la vie de mon frère, le prie qu’elle aille avec lui, et toute déshabillée comme elle était, s’accommodant comme elle put avec son manteau de nuit, le suit, montant à la chambre de mon frère, où le roi frappe rudement, criant que l’on lui ouvrît, que c’était lui. Mon frère se réveille en sursaut, et sachant bien qu’il n’avait rien fait qui lui dût donner crainte, dit à Cangé son valet de chambre qu’il lui ouvrît la porte. Le roi, entrant en cette furie, commença à le gourmander, et lui dire qu’il ne cesserait jamais d’entreprendre contre son État, et qu’il lui apprendrait que c’est que de s’attaquer à son roi. Sur cela, il commande à ses archers d’emporter ses coffres hors de là, et de tirer ses valets de chambre hors de la chambre. Il fouille lui-même le lit de son frère pour voir s’il y trouverait quelques papiers. Mon frère ayant une lettre de Madame de Sauve qu’il avait reçue ce soir là, laquelle il prend à la main pour empêcher que l’on ne la vît, le roi s’efforce de la lui ôter. Lui y résistant, et le priant à mains jointes de ne la voir point, cela en donne plus d’envie au roi, croyant que ce papier serait assez suffisant pour faire le procès à mon frère… Enfin, l’ayant ouverte en la présence de la reine ma mère, ils restèrent aussi confus que Caton, quand, ayant contraint César dans le sénat de montrer le papier qui lui avait été apporté, disant que c’était chose qui importait au bien de la république, il lui fit voir que c’était une lettre d’amour de la sœur du même Caton adressante à César.

La honte de cette tromperie augmentant plutôt par le dépit la colère du roi que la diminuant, sans vouloir écouter mon frère (lequel demandait sans cesse de quoi on l’accusait et pourquoi l’on le traitait ainsi), [il] le commet à la garde de Monsieur de Losse et des Écossais, leur commandant de ne le laisser parler à personne. Cela se fit une heure après minuit. Mon frère demeure en cette façon, étant plus en peine de moi que de lui, croyant bien que l’on m’en avait fait autant, et ne croyant pas qu’un si violent et si injuste commencement ne pût avoir qu’une sinistre fin. Et voyant que Monsieur de Losse avait la larme à l’œil de regret de voir passer les choses en cette sorte, et que toutefois à cause des archers qui étaient là il ne lui osait parler librement, il lui demande seulement ce qui était de moi. Monsieur de Losse répond que l’on ne m’avait encore rien demandé. Mon frère lui répond: «Cela soulage beaucoup ma peine de savoir ma sœur libre; mais encore qu’elle soit en cet état, je m’assure qu’elle m’aime tant qu’elle aimera mieux se captiver avec moi que de vivre libre sans moi.» Et le pria d’aller supplier la reine ma mère qu’elle obtînt du roi que je demeurasse à sa captivité avec lui, ce qui lui fut accordé. Cette ferme créance* qu’il eut de la grandeur et fermeté de mon amitié me fut une obligation si particulière, bien que par ses bons offices il en eût acquis plusieurs grandes sur moi, que j’ai toujours mis celle-là au premier rang.

Soudain qu’il eut cette permission, qui fut sur le point du jour, il pria Monsieur de Losse de m’envoyer un archer écossais qui était là, pour m’annoncer cette triste nouvelle et me faire venir en sa chambre. Cet archer, entrant en la mienne, trouve que je dormais encore sans avoir rien su de tout ce qui s’était passé. Il ouvre mon rideau, et, en langage propre aux Écossais, me dit: «Bonjour, Madame, Monsieur votre frère vous prie de le venir voir.» Je regarde cet homme, presque toute endormie, pensant rêver, et le reconnaissant je lui demande s’il n’était pas un Écossais de la garde. Il me dit que oui, et je lui répliquai: «Et qu’est-ce donc? Mon frère n’a-t-il point d’autre messager que vous pour m’envoyer?» Il me dit que non, que ses gens lui avaient été ôtés. Et me conta en son langage ce qui lui était advenu la nuit, et que mon frère avait obtenu permission pour moi de demeurer avec lui pendant sa captivité. Et voyant que je m’affligeais fort, il s’approcha de moi et me dit tout bas: «Ne vous fâchez point: j’ai moyen de sauver Monsieur votre frère, et le ferai, n’en doutez point; mais il faudra que je m’en aille avec lui.» Je l’assurai de toute la récompense qu’il pouvait espérer de nous, et me hâtant de m’habiller je m’en allai avec lui toute seule à la chambre de mon frère. Il me fallait traverser toute la Cour, toute pleine de gens qui avaient accoutumé de courir pour me voir et honorer; lors, chacun voyant (comme courtisans) comme la Fortune me tournait visage, eux aussi ne firent pas semblant de m’apercevoir.

Entrant en la chambre de mon frère, je le trouve avec une si grande constance qu’il n’avait rien changé de sa façon ni de sa tranquillité ordinaire. Me voyant, il me dit, m’embrassant avec un visage plus joyeux que triste: «Ma reine, cessez, je vous prie, vos larmes. En la condition que je suis, votre ennui* est la seule chose qui me pourrait affliger. Car mon innocence et la droite intention que j’ai eue m’empêchent de craindre toutes les accusations de mes ennemis. Si injustement l’on veut faire tort à ma vie, ceux qui feront cette cruauté se feront plus de tort qu’à moi, qui ai assez de courage et de résolution pour mépriser une injuste mort. Aussi n’est-ce ce que je redoute le plus, ma vie ayant été jusques ici accompagnée de tant de traverses* et de peines, que, ne sachant que c’est des félicités de ce monde, je ne dois avoir regret de les abandonner. La seule appréhension que j’ai est que, ne me pouvant faire justement mourir, l’on me veuille faire languir en la solitude d’une longue prison, où encore je mépriserai leur tyrannie – pourvu que vous me vouliez tant obliger de m’assister de votre présence.» Ces paroles, au lieu d’arrêter mes larmes, me pensèrent faire verser toute l’humeur de ma vue. Je lui réponds en sanglotant que ma vie et ma fortune étaient attachées à la sienne, qu’il n’était en la puissance que de Dieu seul d’empêcher que je l’assistasse en quelque condition qu’il pût être, que si on l’emmenait de là et que l’on ne me permît d’être avec lui, je me tuerais en sa présence.

Passant [le temps] en ces discours, et recherchant ensemble l’occasion qui avait convié le roi de prendre une si cruelle et injuste aigreur contre lui, et ne nous la pouvant imaginer, l’heure vint de l’ouverture de la porte du château, où un jeune homme indiscret* qui était à Bussy, étant reconnu par les gardes et arrêté, [ils] lui demandèrent où il allait. Lui, étonné et surpris, leur répondit qu’il allait trouver son maître. Cette parole rapportée au roi, l’on soupçonne qu’il est dans le Louvre, où, l’après-dînée*, [Bussy] revenant de Saint-Germain, mon frère l’avait fait entrer parmi la troupe pour conférer avec lui des affaires de l’armée qu’il faisait pour Flandre, ne pensant pas lors devoir partir si tôt de la Cour, comme depuis inopinément il résolut. Le soir, sur les occasions que j’ai dites, L’Archant, capitaine des gardes, ayant commandement du roi de le chercher et de se saisir de lui et de Simier s’il les trouvait (faisant cette commission à regret, pour être ami intime à Bussy, duquel il était appelé par alliance son père, et lui le nommait son fils), il monte à la chambre de Simier, où il se saisit de lui; et se doutant bien que Bussy y était caché, il fait une légère recherche, étant bien aise de ne le trouver pas. Mais Bussy, qui était sur le lit et qui voyait qu’il demeurait seul en cette chambre, craignant que la commission fût donnée à quelqu’autre avec lequel il ne serait en telle sûreté, désirant plutôt d’être en la garde de L’Archant qui était honnête homme et son ami, comme il était d’une humeur gaillarde et bouffonne à qui les dangers et hasards n’avaient jamais pu faire ressentir la peur, [et] comme L’Archant passait la porte pour s’en aller emmenant Simier, il sort la tête du rideau et lui dit: «Hé quoi, mon père! vous en voulez aller ainsi sans moi? N’estimez-vous pas ma conduite plus honorable que celle de ce pendard de Simier?» L’Archant se tourna et lui dit: «Ah, mon fils, plût à Dieu qu’il m’eût coûté un bras, et que vous ne fussiez pas ici!» Il lui répond: «Mon père, c’est signe que mes affaires se portent bien», allant toujours se gaussant de Simier pour la tremblante peur où il le voyait. L’Archant les mit en une chambre avec gardes, et s’en alla prendre Monsieur de La Chastre et le mener à la Bastille.

Pendant que toutes ces choses se faisaient, Monsieur de Losse, bon homme vieil qui avait été gouverneur du roi mon père, et qui m’aimait comme sa fille, ayant la garde de mon frère, connaissant l’injustice que l’on lui faisait, et détestant le mauvais conseil par lequel le roi se gouvernait, ayant envie de nous obliger tous deux, se résout de sauver mon frère. Et pour me découvrir son intention, commande aux archers écossais de se tenir sur le degré* au dehors de la porte de mon frère, n’en retenant que deux avec soi, de qui il se fiait. Et me tirant à part, me dit: «Il n’y a bon Français à qui le cœur ne saigne de voir ce que nous voyons. J’ai été trop serviteur du roi votre père pour ne sacrifier ma vie pour ses enfants. Je crois que j’aurai la garde de Monsieur votre frère en quelque lieu que l’on le tienne: assurez-le qu’au hasard de ma vie je le sauverai. Mais afin que l’on ne s’aperçoive de mon intention, ne parlons plus ensemble; mais soyez-en certaine.» Cette espérance me consolait un peu. Et reprenant mon esprit, je dis à mon frère que nous ne devions point demeurer en cette forme d’inquisition sans savoir ce que nous avions fait, que c’était à faire à des faquins d’être tenus ainsi. Je priai Monsieur de Losse, puisque le roi ne voulait permettre que la reine ma mère montât, qu’il lui plût nous faire savoir par quelqu’un des siens la cause de notre rétention. Monsieur de Combaud, qui était chef du conseil des jeunes gens, nous fut envoyé, qui avec sa gravité naturelle nous dit qu’il était envoyé là pour savoir ce que nous voulions faire entendre au roi. Nous lui dîmes que nous désirions de parler à quelqu’un du roi pour savoir l’occasion de notre rétention, que nous ne la pouvions imaginer. Il nous répond gravement qu’il ne fallait demander aux dieux et aux rois raison de leurs effets*, qu’ils faisaient tout à bonne et juste cause. Nous lui répondîmes que nous n’étions pas personnes pour être tenues comme ceux que l’on met à l’Inquisition, et que l’on leur fait deviner ce qu’ils ont fait. Nous n’en pûmes tirer autre chose, sinon qu’il s’emploierait pour nous, et qu’il nous y ferait tous les meilleurs offices qu’il pourrait. Mon frère se prend à rire. Mais moi, qui étais convertie en douleurs, pour voir en danger mon frère que je chérissais plus que moi-même, j’eus beaucoup de peine à m’empêcher de lui parler comme il méritait.

Pendant qu’il faisait son rapport au roi, la reine ma mère étant en sa chambre avec l’affliction que l’on peut penser (qui, comme princesse très prudente, prévoyait bien que cet excès fait sans sujet ni raison pourrait, si mon frère n’avait le naturel bon, apporter beaucoup de malheur en ce royaume), envoya quérir tous les vieux du conseil, Monsieur le chancelier, les princes, seigneurs et maréchaux de France, qui étaient tous merveilleusement* scandalisés du mauvais conseil que l’on avait donné au roi, disant tous à la reine ma mère qu’elle s’y devait opposer et remontrer au roi le tort qu’il se faisait, [qu’]on ne pouvait empêcher que ce qui avait été fait jusques alors ne fût, mais qu’il fallait rhabiller* cela le mieux que l’on pourrait. La reine ma mère va soudain trouver le roi avec tous ces Messieurs, qui lui remontrent de quelle importance étaient ces effets*. Le roi, ayant les yeux dessillés du pernicieux conseil de ces jeunes gens, trouve bon que ces vieux seigneurs et conseillers le lui représentent, et priant la reine ma mère de rhabiller* cela, et faire que mon frère oubliât tout ce qui s’était passé, et qu’il n’en sût point mauvais gré à ces jeunes gens, et que par même moyen l’accord de Bussy et de Caylus fût fait.

Cela résolu, toutes les gardes furent soudain ôtées à mon frère. Et la reine ma mère, le trouvant en sa chambre, lui dit qu’il devait louer Dieu de la grâce qu’il lui avait faite de le délivrer d’un si grand danger, qu’elle avait vu l’heure qu’elle ne savait qu’espérer de sa vie; que, puisqu’il connaissait par cela que le roi était de telle humeur qu’il s’offensait non seulement des effets* mais des imaginations, et qu’étant résolu en ses opinions, sans s’arrêter à aucun avis ni d’elle ni d’autre, il exécutait tout ce qui lui venait en fantaisie, pour ne le jeter plus en ces aigreurs, cela le devait faire résoudre à s’accommoder du tout à sa volonté, et de venir trouver le roi, montrant ne se ressentir point de ce qui s’était passé contre sa personne, et ne s’en souvenir point. Nous lui répondîmes que nous avions grandement à louer Dieu de la grâce qu’il nous avait faite de nous garantir de l’injustice que l’on nous préparait, à quoi, après Dieu, nous reconnaissions lui en avoir à elle toute l’obligation; mais que la qualité de mon frère ne permettait pas que l’on le pût mettre en prison sans sujet, et l’en tirer sans formalité de justification et satisfaction. La reine répond [que], les choses faites, Dieu même ne pouvait faire qu’elle ne fussent, mais que l’on rhabillerait* le désordre qui avait été à sa prise en faisant sa délivrance avec tout l’honneur et satisfaction qu’il pourrait désirer; qu’aussi, qu’il fallait qu’il contentât le roi en tout, lui parlant avec tel respect et de telle affection à son service qu’il en demeurât content; et qu’il fît, outre cela, que Bussy et Caylus s’accordassent, de sorte qu’il ne restât rien qui les pût brouiller – avouant bien que le principal motif qui avait produit ce mauvais conseil et ces mauvais effets* avait été la crainte que l’on avait eue du combat que le vieil Bussy, digne père d’un si digne fils, avait demandé, suppliant le roi trouver bon qu’il secondât son fils le brave Bussy, et que Monsieur de Caylus fût secondé du sien: qu’eux quatre finiraient cette querelle, sans brouiller la Cour comme elle avait été pour cette querelle ni mettre tant de gens en peine. Mon frère lui promit que Bussy, voyant qu’il n’y avait point d’espérance de se battre, ferait pour sortir de prison ce qu’elle lui commanderait.

La reine ma mère redescendant, elle fit trouver bon au roi de faire sa délivrance avec honneur. Et pour cet effet, il vint en la chambre de la reine ma mère avec tous les princes, seigneurs, et autres conseillers de son conseil, et nous envoyant quérir mon frère et moi par Monsieur de Villequier. Où, comme nous allions trouver Sa Majesté, passant par les salles et chambres, nous les trouvâmes toutes pleines de gens qui nous regardaient la larme à l’œil, louant Dieu de nous voir hors de danger. Entrant dans la chambre de la reine ma mère, nous trouvâmes le roi avec cette compagnie que j’ai dit, qui, voyant mon frère, lui dit qu’il le priait de ne point trouver étrange et ne s’offenser point de ce qu’il avait fait, poussé du zèle qu’il avait au repos de son État, et qu’il crût que ce n’avait point été avec intention de lui faire nul déplaisir. Mon frère lui répond qu’il devait et avait voué tant de service à Sa Majesté qu’il trouverait toujours bon tout ce qu’il lui plairait, mais qu’il le suppliait très humblement considérer que la dévotion et fidélité qu’il lui avait témoignée ne méritait pas un tel traitement; toutefois, qu’il n’en accusait que son malheur, et restait assez satisfait si le roi reconnaissait son innocence. Le roi lui répondit que oui, qu’il n’en était point en doute, et qu’il le priait de faire autant d’état de son amitié qu’il avait jamais fait. Sur cela, la reine ma mère les prit tous deux et les fit embrasser. Soudain, le roi commanda que l’on fît venir Bussy pour l’accorder avec Caylus, et que l’on mît en liberté Simier et Monsieur de La Chastre. Bussy entrant en la chambre avec cette belle façon qui lui était naturelle, le roi lui dit qu’il voulait qu’il s’accordât avec Caylus, et qu’il ne se parlât plus de leur querelle, et lui commandant d’embrasser Caylus. Bussy lui répond: «Sire, s’il vous plaît que je le baise, j’y suis tout disposé.» Et accommodant les gestes à la parole, lui fit une embrassade à la Pantalonne. De quoi toute la compagnie, bien qu’encore étonnée et saisie de ce qui s’était passé, ne se put empêcher de rire, les plus avisés jugeant que cette légère satisfaction que recevait mon frère n’était appareil suffisant à si grand mal. Cela fait, le roi et la reine ma mère, s’approchant de moi, me dirent qu’il fallait que je tinsse la main* à ce que mon frère ne conservât nulle souvenance qui le pût éloigner de l’obéissance et affection qu’il devait au roi. Je lui répondis que mon frère était si prudent et avait tant de dévotion à son service, qu’il n’avait besoin d’y être sollicité ni par moi ni par autre; mais qu’il n’avait reçu et ne recevrait jamais autre conseil de moi que ce qui serait conforme à leur volonté et son devoir.

Étant lors trois heures après midi, que personne n’avait encore dîné*, la reine ma mère voulut que nous dînassions* tous ensemble, puis commanda à mon frère et à moi d’aller changer nos habits (qui étaient convenables à la triste condition d’où nous étions présentement sortis) et nous aller parer pour nous trouver au souper* du roi et au bal. Elle y fut obéie pour les choses qui se pouvaient dévêtir ou remettre; mais pour le visage, qui est la vive image de l’âme, la passion du juste mécontentement que nous avions s’y lisait aussi apparente qu’elle y avait été imprimée, avec la force et violence du dépit et juste dédain que nous ressentions par l’effet de tous les actes de cette tragi-comédie. Laquelle étant finie de cette façon, le chevalier de Seurre (que la reine ma mère avait baillé à mon frère pour coucher en sa chambre, et qu’elle prenait plaisir d’ouïr quelquefois causer, pour être d’humeur libre, et qui disait de bonne grâce ce qu’il voulait, tenant un peu de l’humeur d’un philosophe cynique) se trouvant devant elle, elle lui demande: «Eh bien, Monsieur de Seurre, que dites-vous de tout ceci? — C’est trop peu, dit-il, pour faire à bon escient, et trop pour se jouer.» Et se tournant vers moi sans qu’elle le pût entendre, me dit: «Je ne crois pas que ce soit ici le dernier acte de ce jeu; notre homme (voulant parler de mon frère) me tromperait bien s’il en demeurait là.»

Cette journée étant passée de cette façon, le mal ayant seulement été adouci par le dehors et non par le dedans, les jeunes gens qui possédaient le roi jugeant le naturel de mon frère par le leur peu expérimenté (ne permettant pas qu’ils pussent juger ce que peut le devoir et l’amour de la patrie sur un prince si grand et si bien né qu’il était), persuadent au roi, pour toujours joindre leur cause à la sienne, que mon frère n’oublierait jamais l’affront public qu’il avait reçu et s’en voudrait venger. Le roi, sans se souvenir de l’erreur que lui avaient fait commettre ces jeunes gens, reçoit soudain cette seconde impression, et commande aux capitaines des gardes que l’on prît soigneusement garde aux portes que mon frère ne sortît point, et que tous les soirs l’on fît sortir tous les gens de mon frère hors du Louvre, lui laissant seulement ce qui couchait d’ordinaire dans sa chambre ou dans sa garde-robe.

Mon frère se voyant de cette façon être à la miséricorde de ces jeunes cervelles, qui sans respect ni jugement faisaient disposer de lui au roi comme il leur venait en fantaisie, craignant qu’il ne lui advint pis (ayant l’exemple trop récent de ce qui, sans occasion ni raison, lui avait été fait), ayant supporté trois jours l’appréhension de ce danger, il se résolut de s’ôter de là pour se retirer chez lui et ne revenir plus à la Cour, mais avancer ses affaires le plus promptement qu’il pourrait pour s’en aller en Flandre. Il me communique cette volonté. Voyant que c’était sa sûreté, et que le roi ni cet État n’y pouvaient recevoir de préjudice, je l’approuvai. Et en cherchant les moyens, voyant qu’il ne pouvait sortir par les portes du Louvre (étant si curieusement* gardées que même l’on regardait tous ceux qui passaient au visage), il ne s’en trouve point d’autres que de sortir par la fenêtre de ma chambre, qui regardait dans le fossé, et était au second étage. Il me prie pour cet effet faire provision d’un câble fort et de la longueur nécessaire, à quoi je pourvois soudain, faisant emporter le jour même par un garçon qui m’était fidèle une malle de luth qui était rompue, comme pour la faire raccoutrer; et à quelques heures de là, la rapportant, il y mit le câble qui nous était nécessaire.

L’heure du souper* étant venue, qui était un jour maigre, que le roi ne soupait point, la reine ma mère soupa seule à sa petite salle, et moi avec elle. Mon frère, bien qu’il fût assez patient et discret en toutes ses actions, sollicité de la souvenance de l’affront qu’il avait reçu et du danger qui le menaçait, impatientant de sortir, s’y trouve comme je me lève de table, et me dit à l’oreille qu’il me priait de me hâter et de venir tôt à ma chambre, où il se trouverait. Monsieur de Matignon, qui n’était encore maréchal, un dangereux et fin Normand qui n’aimait point mon frère, en étant averti par quelqu’un qui peut-être n’avait pas bien tenu sa langue, ou le conjecturant sur la façon de quoi me parla mon frère, dit à la reine ma mère, comme elle entrait en sa chambre (ce que j’entr’ouïs presque, étant assez près d’elle et y prenant garde, observant curieusement* tout ce qui se passait comme font ceux qui se trouvent en pareil état, et sur le point de leur délivrance sont agités de crainte et d’espérance), que sans doute mon frère s’en voulait aller, que demain il ne serait plus là, qu’il le savait très bien, qu’elle y mît ordre. Je vis qu’elle se troubla à cette nouvelle, ce qui me donna encore plus d’appréhension que nous fussions découverts. Nous entrant en son cabinet, elle me tira à part et me dit: «Avez-vous vu ce que Matignon m’a dit?» Je lui dis: «Je ne l’ai pas entendu, Madame, mais j’ai vu que c’était chose qui vous donnait peine. — Oui, ce dit-elle, bien fort; car vous savez que j’ai répondu au roi que votre frère ne s’en irait point; et Matignon me vient de dire qu’il savait très bien qu’il ne sera demain ici.» Lors me trouvant entre ces deux extrémités, ou de manquer à la fidélité que je devais à mon frère, et mettre sa vie en danger, ou de jurer contre la vérité, chose que je n’eusse voulue pour éviter mille morts, je me trouvai en si grande perplexité que, si Dieu ne m’eût assistée, ma façon eût assez témoigné, sans parler, ce que je craignais qui fût découvert. Mais comme Dieu assiste les bonnes intentions (et sa divine bonté opérait en cette œuvre pour sauver mon frère), je composai tellement mon visage et mes paroles, qu’elle ne put rien connaître que ce que je voulais, et que je n’offensai mon âme ni ma conscience par aucun faux serment. Je lui dis si elle ne connaissait pas bien la haine que Monsieur de Matignon portait à mon frère; que c’était un brouillon malicieux* qui avait regret de nous voir tous d’accord; que lors que mon frère s’en irait, que j’en voulais répondre de ma vie; que je m’assurais bien que, ne m’ayant jamais rien celé, qu’il m’eût communiqué son dessein s’il eût eu cette volonté; que, quand cela serait, je lui abandonnerais ma vie. Ce que je disais m’assurant bien que, mon frère étant sauvé, l’on ne m’eût osé faire déplaisir; et au pis aller, quand nous eussions été découverts, j’aimais trop mieux engager ma vie que d’offenser mon âme par un faux serment, et mettre la vie de mon frère en hasard. Elle, ne recherchant pas de près le sens de mes paroles, me dit: «Pensez bien à ce que vous dites. Vous m’en serez caution. Vous m’en répondrez de votre vie.» Je lui dis en souriant que c’était ce que je voulais. Et lui donnant le bonsoir, je m’en allai en ma chambre. Où me déshabillant en diligence*, et me mettant au lit pour me défaire de mes dames et filles, étant restée seule avec mes femmes de chambre, mon frère vient avec Simier et Cangé. Et me relevant, nous accommodâmes la corde avec un bâton; et ayant regardé dans le fossé s’il y avait personne, étant seulement aidée de trois de mes femmes qui couchaient en ma chambre et du garçon de la chambre qui m’avait apporté la corde, nous descendons premièrement mon frère, qui riait et gaussait sans avoir aucune appréhension, bien qu’il y eût une très grande hauteur, puis Simier, qui, pâle et tremblant, ne se pouvait presque tenir de peur, puis Cangé, son valet de chambre. Dieu conduisit si heureusement mon frère sans être découvert, qu’il se rendit à Sainte-Geneviève; où Bussy l’attendait, qui, du consentement de l’abbé, avait fait un trou à la muraille de la ville, par lequel il sortit. Et trouvant là des chevaux tout prêts, il se retira à Angers sans aucune infortune.

Comme nous descendions Cangé le dernier, il se lève un homme du fond du fossé, qui commence à courir vers le logis qui est auprès du Jeu de paume, qui est le chemin où l’on va vers le corps de garde. Moi, qui en tout ce hasard n’avais jamais appréhendé ce qui était de mon particulier, mais seulement la sûreté ou le danger de mon frère, demeure demi pâmée de peur, croyant que ce fût quelqu’un qui, suivant l’avis de Monsieur de Matignon, eût été mis là pour nous guetter. Estimant que mon frère fût pris, j’entrai en un désespoir qui ne se peut représenter que par l’essai* de choses semblables. Étant en ces altères*, mes femmes, plus curieuses* que moi de ma sûreté et de la leur, prennent la corde et la mettent au feu, afin qu’elle ne fût trouvée si le malheur était si grand que cet homme qui s’était levé du fossé y eût été mis pour guetter. Cette corde, étant fort longue, fait une si grande flamme que le feu se met dans la cheminée, de façon que sortant par dessus le couvert et étant aperçu des archers qui étaient cette nuit-là de garde, ils viennent frapper effroyablement à ma porte, disant que l’on ouvrît promptement. Lors, bien que je pensasse à ce coup-là que mon frère fût pris et que nous fussions tous deux perdus, ayant néanmoins toujours espéré en Dieu qui me conservait le jugement entier (grâce qu’il a plu à Sa divine Majesté me faire en tous les dangers que je me suis trouvée), voyant que la corde n’était pas que demi brûlée, je dis à mes femmes qu’elles allassent à la porte tout bellement demander ce qu’ils voulaient, parlant bas comme si j’eusse dormi – ce qu’elles font. Les archers leur dirent que c’était le feu qui était à ma cheminée, et qu’ils venaient pour l’éteindre. Mes femmes leur dirent que ce n’était rien, et qu’elles l’éteindraient bien, et qu’ils se gardassent bien de m’éveiller… Il s’en revont.

Cette alarme passée, à deux heures de là voici Monsieur de Losse, qui me venait quérir pour aller trouver le roi et la reine ma mère, pour leur rendre raison de la sortie de mon frère, en ayant été avertis par l’abbé de Sainte-Geneviève, qui, pour n’en être embrouillé, et du consentement même de mon frère, lorsqu’il vit qu’il était assez loin pour ne pouvoir être attrapé, vint avertir le roi, disant qu’il l’avait surpris en sa maison, et que l’ayant tenu enfermé jusques à ce qu’ils eussent fait leur trou, il n’avait plus tôt pu en venir avertir le roi. Il me trouva au lit, car c’était la nuit. Et me levant soudain avec mon manteau de nuit, une de mes femmes, indiscrète*, effrayée, se prend à mon manteau en criant et pleurant, disant que je n’en reviendrais jamais. Monsieur de Losse, la repoussant, me dit tout bas: «Si cette femme avait fait ce trait devant une personne qui ne vous fût serviteur comme je suis, cela vous mettrait en peine; mais ne craignez rien, et louez Dieu, car Monsieur votre frère est sauvé.» Ces paroles me furent un secours bien nécessaire pour me fortifier contre les menaces et intimidations que j’avais à souffrir du roi, que je trouvai assis au chevet du lit de la reine ma mère en une telle colère, que je crois qu’il me l’eût fait ressentir, si la crainte de l’absence de mon frère et la présence de la reine ma mère ne l’en eussent empêché. Ils me dirent tous deux ensemble que [il était convenu que] mon frère ne s’en irait point et que je leur en avais répondu. Je leur dis que oui, mais qu’il m’avait trompée en cela comme eux; toutefois, je leur répondais à peine de ma vie que son partement* n’apporterait nulle altération au service du roi, et qu’il s’en allait seulement chez lui pour donner ordre à ce qui lui était nécessaire pour son entreprise de Flandre. Cela l’adoucit un peu, et me laissa retourner en ma chambre. Il eut bientôt nouvelles de mon frère, qui les assuraient de sa volonté, telle comme* je leur avais dit. Ce qui fit cesser la plainte, non le mécontentement – montrant en apparence d’y vouloir aider, mais en effet* le traversant* sous main aux apprêts de son armée pour Flandre.

Le temps s’étant passé de cette façon, moi pressant à toute heure le roi de me vouloir permettre d’aller trouver le roi mon mari, voyant qu’il ne me le pouvait plus refuser et ne voulant que je partisse mal satisfaite de lui, désirant infiniment me séparer de l’amitié de mon frère, il m’oblige par toute sorte de bienfaits, me donnant – suivant la promesse que la reine ma mère m’en avait faite à la Paix de Sens –, l’assignat de mon dot en terres, et outre cela la nomination des offices et bénéfices. Et outre la pension qu’il me donnait, telle que les filles de France ont accoutumé d’avoir, il m’en donna encore une de l’argent de ses coffres, prenant la peine de me venir voir tous les matins, me représentant combien son amitié me pouvait être utile, que celle de mon frère me causerait en fin ma ruine, et que la sienne me pouvait faire vivre bienheureuse, et mille autres raisons tendantes à cette fin. À quoi jamais il ne put ébranler la fidélité que j’avais vouée à mon frère, ne pouvant tirer autre chose de moi, sinon que mon plus grand désir était de voir mon frère en sa bonne grâce, qu’il me semblait qu’il n’avait pas mérité d’en être éloigné, et que je m’assurais qu’il s’efforcerait de s’en rendre digne par toute sorte d’obéissance et de très humble service; que pour moi, je me ressentais d’être obligée à lui de tant d’honneurs et de biens qu’il me faisait; qu’il se pouvait bien assurer qu’étant auprès du roi mon mari, je ne manquerais nullement aux commandements qu’il lui plairait me faire, et que je ne travaillerais à autre chose qu’à maintenir le roi mon mari en son obéissance. Mon frère était lors sur son partement* de Flandre. La reine ma mère le voulut aller voir à Alençon avant qu’il partît. Je suppliai le roi de trouver bon que je l’accompagnasse pour lui dire adieu, ce qu’il me permit, bien qu’à regret.

Revenues que nous fûmes d’Alençon, ayant toutes choses prêtes pour mon partement*, je suppliai encore le roi de me laisser aller. Lors la reine ma mère, qui avait aussi un voyage à faire en Gascogne pour le service du roi, ce pays-là ayant besoin de lui ou d’elle, elle se résolut que je n’irais pas sans elle. Et partant de Paris, le roi nous mena à son Dollainville, où, après nous avoir traitées* quelques jours, nous prîmes congé de lui. Et dans peu de temps nous fûmes en Guyenne, où, dès que nous entrâmes dans le gouvernement du roi mon mari, l’on me fît entrée partout. Il vint au devant de la reine ma mère jusques à La Réole, ville que ceux de la Religion* tenaient, pour les défiances qui étaient encore alors, la paix n’étant encore bien établie, ne lui ayant pu permettre venir plus outre. Il y était très bien accompagné de tous les seigneurs et gentilshommes de la Religion* de Gascogne, et de quelques catholiques.

La reine ma mère pensait y demeurer peu de temps. Mais il survint tant d’accidents, et du côté des huguenots, et des catholiques, qu’elle fût contrainte d’y demeurer quinze mois. Et en étant fâchée, elle voulait quelquefois attribuer que cela se faisait artificieusement, pour voir plus longtemps de ses filles, pour ce que le roi mon mari était devenu fort amoureux de Dayelle, et Monsieur de Turenne de La Vergne. Ce qui n’empêchait pas que je ne reçusse beaucoup d’honneur et d’amitié du roi, qui m’en témoignait autant que j’en eusse pu désirer, m’ayant dès le premier jour que nous arrivâmes conté tous les artifices qu’on lui avait faits pendant qu’il était à la Cour pour nous mettre mal ensemble (ce qu’il reconnaissait bien avoir été fait seulement pour rompre l’amitié de mon frère et de lui, et pour nous ruiner tous trois), montrant avoir beaucoup de contentement que nous fussions ensemble.

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