Pour un

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langage non sexiste !

Un site présenté par Eliane Viennot


les accords

Mairie du 10 arrt (Paris)
21 mai 2015

Les freins au changement de l'expression “droits de l'homme”: le mensonge et ses promoteurs

Monsieur l'adjoint au Maire, Mesdames et Messieurs, chèr-res ami-es, je voudrais tout d’abord vous dire que je suis très heureuse d’être associée à une initiative qui me paraît aujourd’hui l’une des priorités du combat pour l’égalité des sexes. Je crois en effet qu’il n’y a pas plus urgent, si l’on veut construire une société égalitaire, que d’en mettre au ban non seulement la règle du «masculin qui l’emporte sur le féminin», mais toutes les expressions qui reconduisent la domination masculine génération après génération, en les installant si tôt et si profondément dans les esprits, que chacun et chacune la trouve normale, et donc la met en œuvre à son tour.

Lorsque je me suis engagée dans la campagne pour la parité, en 1993, l’expression droits de l’homme n’était pas encore dans notre collimateur. Nous venions de découvrir – car c’est là la véritable origine de cette mobilisation – les résultats d’une enquête diligentée par la commission européenne sur l’accès des femmes aux postes de décision. Et de découvrir avec stupeur que le «pays des droits de l’homme» occupait – ex-æquo avec la Grèce – la dernière place des douze pays formant alors cette entité. Autrement dit, que non étions devancés par des pays comme l’Espagne, le Portugal, l’Italie, l’Irlande, que nous imaginions très attardés. Nous n’étions alors qu’à quelques années de la célébration du bicentenaire de la Révolution française, que personne n’avait regardée sous cet angle – y compris parmi les historiennes féministes.

Parallèlement, nombre de féministes investies dans les études qu’on n’appelait pas encore «de genre» refusaient vertement de porter des titres féminisés. Ce qui provoquait régulièrement des prises de bec avec les rares femmes qui militaient dans l’autre sens. Dont moi. Mais dans les textes que je retrouve de cette époque, je vois que j’écris alors auteur pour parler de femmes, et sans le moindre e, là où je n’écris plus qu’autrice.

Depuis cette époque, en effet, nous avons tout de même bien progressé! En 1997, les représentantes du peuple ont enfin dépassé la barre des 5% sous laquelle elles avaient végété pendant cinquante ans. La même année, plusieurs ministres ont exigé qu’on s’adresse à elles au féminin – non sans provoquer des levées de boucliers chez ceux qui s’autoproclament les gardiens de la langue française. Personnellement, j’ai appris non seulement qu’autrice est le féminin naturel d’auteur (ces deux termes étant venus des mêmes mots latins, auctor, auctrix, qui donnèrent aussi acteur et actrice), mais qu’il a été employé sans problème jusqu’au milieu du XVIIe siècle, avant que les grammairiens masculinistes ne lui déclarent une guerre impitoyable. Les grammairiens masculinistes français, s’entend, qui s’attachèrent de même à faire disparaître d’autres termes féminins désignant des occupations qu’ils estimaient dignes des seuls hommes. Alors que leurs homologues des autres pays de langue romane n’y parvenaient pas – ou à un degré bien moindre, puisqu’on dit toujours autrice en italien et en roumain, et dottoressa, professoressa en italien, et autora en espagnol et portugais, sans parler de tant d’autres termes qui portent manifestement la marque du féminin et qui ne déclenchent pas pour autant le moindre sourire ou la moindre controverse.

L’expression droits de l’homme s’inscrit dans cette histoire. Combien de personnes ne sont-elles pas sincèrement persuadées que les femmes y sont comprises? Combien de fois celles et ceux qui récusent cette interprétation ne se sont-ils pas fait traiter d’ignorants ou d’amateurs de polémiques inutiles? C’est que l’enseignement de l’histoire, ou plus exactement de la mythologie nationale nous a habitué-es tout jeunes à cette expression, et sa répétition en boucle dans les discours politiques ne fait que renforcer sa normalité. C’est aussi qu’aujourd’hui, les femmes et les hommes ont effectivement les mêmes droits – du moins ceux qui sont inscrits dans le marbre: il peut donc paraître vrai que la Déclaration des droits de l’homme vaut pour tout le monde, puisque les deux réalités coexistent. Enfin, c’est que nous avons – nous, en France – une autorité en la matière, à savoir l’Académie française, qui va répétant ce mensonge: que le masculin a une valeur générique que ne possèderait pas le féminin; que le masculin vaut pour le féminin.

Je voudrais à cet égard vous citer un extrait de la seconde déclaration officielle de l’Académie sur cette question, qui date de 2002.

  • Il est inutile, pour désigner un groupe de personnes composé d’hommes et de femmes, de répéter le même substantif ou le même pronom au féminin puis au masculin. «Les électrices et les électeurs», «les informaticiennes et les informaticiens», «toutes celles et tous ceux» sont des tours qui ne disent rien de plus que «les électeurs», «les informaticiens», «tous ceux».

En affirmant ceci, les membres de l’Académie française n’expliquent pas un fait de langue: ils militent pour un ordre, à savoir l’ordre masculin. Et ils nous font prendre des vessies pour des lanternes, ou du moins ils essaient. En effet, comme le latin et toutes les langues romanes auxquelles il a servi de matrice, le français discerne spontanément les boulangers des boulangères, les patrons des patronnes, les rois des reines, les fils des filles, les chevaux des juments, et les hommes des femmes. C’est sous la pression des grammairiens masculinistes que les formes épicènes, c’est-à-dire ambiguës, se sont multipliées (à l’image des mots architecte, libraire, peintre, poète…), puisqu’ils ont agi pour que disparaissent les finales qui caractérisaient les termes féminins correspondants (architectisse, libraresse, peintresse, poétesse…). Et c'est sous leur pression que des féminins qui ne se prêtaient pas à ces mutilations (parce que leurs formes masculines ne se terminait pas par un e) que d'autres ont carrément été mis au rebut.

Quant à l’histoire de France, elle nous explique pourquoi, durant deux siècles, on s’est contenté de parler des «électeurs», et de «tous ceux» qu’ils élisaient. C’est que les femmes ne faisaient partie ni des uns ni des autres. Elles n’auraient pas risqué non plus, d’ailleurs (le métier existât-il) de devenir informaticiennes, puisqu’on leur interdisait l’accès aux établissements secondaires et supérieurs. Si les droits de l’homme, en effet, avaient inclus les femmes, ces dernières n’auraient pas dû attendre les années 1860 pour pouvoir passer le baccalauréat; ni l’année 1945 pour mettre valablement leur premier bulletin dans une urne; ni l’année 1965 pour pouvoir travailler sans le consentement de leur époux; ni l’année 1972 pour pouvoir se présenter à l’école Polytechnique; ni l’année 2002 pour que soit supprimée la transmission automatique et exclusive du nom du père à l’enfant, qui avait été instituée par la loi du 6 fructidor AnII, c’est-à-dire du 21 août 1794.

On aurait d’ailleurs bien fait rire les rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen si on leur avait demandé de confirmer que cette expression incluait les femmes. Il est vrai que ceux qui venaient de s'autoproclamer «Constituants» ne prirent pas le risque de préciser, dans ce texte, qui pouvait prétendre à ces glorieux titres – laissant rêver non seulement des millions de femmes mais aussi des millions d’hommes. Toutefois l’ambiguïté ne dura guère. Six mois plus tard, en décembre 1789, la même assemblée concoctait la première loi électorale, celle qui devait déboucher sur les élections municipales du printemps suivant. Il apparut alors que l’homme de la Déclaration avait un certain profil, plutôt nanti; et que les femmes, même très nanties, n’en étaient pas.

D’où les protestations des certaines. On connaît bien, aujourd’hui, celle d’Olympe de Gouges, qui proposa en octobre 1791, soit à quelques jours de l’adoption de la première constitution qui s’apprêtait à ne donner des droits qu’aux hommes (qu’à certains hommes), une Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne qui faisait magistralement apparaître la partialité de la première. Mais cette protestation est loin d’être la seule. Je citerai celle-ci, qui date des semaines ou des mois suivant la grande marche des femmes sur Versailles:

  • Le 5 octobre dernier [1789], les Parisiennes ont prouvé qu’elles étaient pour le moins aussi braves qu’eux. […] Remettons les hommes dans leur chemin et ne souffrons pas qu’avec leurs systèmes d’égalité et de liberté, avec leurs Déclarations de droits, ils nous laissent dans l’état d’infériorité – disons vrai, d’esclavage –, dans lequel ils nous retiennent depuis si longtemps. («Mme la M. de M…», Étrennes nationales des dames, fin 1789)

Et encore celle-ci, anonyme également, de peu antérieure à la protestation de Gouges:

  • Est-il permis de garder le silence quand, après avoir décrété les droits de l’homme, on a entendu ceux qui ont concouru à cet œuvre dire, avec ostentation, que les droits de la femme n’y étaient pas compris; que les femmes n’étaient rien, et ne pouvaient être autre chose que les bêtes de somme de l’humanité? (Du Sort actuel des femmes, 1791)

Si le profil de ceux qui bénéficiaient des «droits de l’homme» varia au cours des soixante années suivantes, l’exclusion des femmes demeura. Et elle ne fit que se renforcer en 1848, lorsque, le 4 mars, les hommes qui s’auto-désignèrent Gouvernement provisoire après les journées d’émeute et la fuite du roi proclamèrent l’ouverture du suffrage à «tous». Cette fois-ci, on n’attendit que douze jours pour avoir des précisions:

  • La loi électorale provisoire que nous avons faite est la plus large qui, chez aucun peuple de la terre, ait jamais convoqué le peuple à l’exercice du suprême droit de l’homme, sa propre souveraineté. L’élection appartient à tous sans exception. À dater de cette loi il n’y a plus de prolétaires en France. Tout Français en âge viril est citoyen politique. Tout citoyen est électeur. Tout électeur est souverain. Le droit est égal et absolu pour tous. (Proclamation du 16 mars 1848)

Le texte est clair, et ce n’est pas ici la langue française qui fait problème: c’est bien des hommes qu’il est question. Même le mot prolétaire est à sa place, du moins dans l’esprit des chefs socialistes de l’époque, tous unanimes ou presque à penser que la place des femmes est à la maison. Au fond, cette loi, comme toutes celles qui l’ont précédé, traduit le projet caressé depuis des lustres par les élites masculines et mis en œuvre depuis la Révolution: à savoir une partition de l’humanité en deux groupes: celui a des droits, notamment à l’auto-détermination, à sa propre souveraineté; et celui qui n’en a pas, parce qu’il doit continuer à dépendre de l’autre; parce qu’il est, comme écrivait Rousseau, «le sexe qui devrait obéir».

C’est bien ce que comprirent les femmes, dont plusieurs délégations vinrent le jour même protester auprès du Gouvernement provisoire. Et c’est bien pourquoi il leur fut répondu que les choses étaient tout à fait différentes pour elles : non que leur ouvrir ces droits fût impossible, mais que la décision devait être prise par une assemblée représentative. Représentative des hommes. Celle qui allait être élue, par exemple. Ou une autre…

On sait qu’en France, aucune assemblée ne prit jamais cette décision – si ce n’est dans le cadre du bi-camérisme qui permit par six fois à la Chambre des députés de voter en ce sens entre 1919 et 1936 – y compris à l’unanimité! – en sachant que le Sénat voterait dans l’autre sens, ou ne mettrait pas le sujet en discussion. Et qu’il fallut attendre le bon plaisir d’un autre gouvernement provisoire, issu d’une guerre cette fois-ci, pour que les «droits de l’homme» s’ouvrent enfin aux femmes.

Trois ans seulement après leur premier vote, la France s’illustra de nouveau en recevant à Paris l’Assemblée générale des nations unies qui devait adopter la Déclaration universelle des droits, mais surtout en opposant un refus acharné à la décision générale de désigner ces droits par l’adjectif humain dans le texte en français. Ainsi se poursuivait le combat pour le maintien de la domination masculine: un combat désormais pour beaucoup mené sur le terrain du vocabulaire, puisque, sur les autres, le front reculait.

Parallèlement, les rares femmes élues, mais aussi toutes celles qui pouvaient désormais intégrer la magistrature et haute fonction publique, se virent affublées de titres masculins. Comme l’avaient été, depuis la fin du XIXe siècle, les avocates et les professeures, c’est-à-dire les premières femmes acceptées dans les professions prestigieuses jusqu’alors verrouillées par la détention d’un diplôme universitaire. Et comme l’avaient été, depuis la fin du XVIIe siècle, les autrices, les peintresses, les compositrices, les philosophesses… bref, les femmes qui avaient osé penser que l’écriture, la création, la pensée, n’ont pas de sexe.

Je n’imaginais pas, en m’engageant dans les divers combats qui ont été les miens, qu’il m’arriverait un jour de citer le général de Gaulle. Je le fais pourtant de plus en plus. Il se pourrait bien, en effet, que ce soit lui qui ait mis le vers dans le fruit, en décidant non seulement d’admettre les femmes dans la cité, mais de commencer tous ses discours à la nation par «Françaises, Français». Il savait bien, lui, que le masculin ne vaut pas pour le féminin. Comme l’ont d’ailleurs immédiatement compris tous les candidats soumis au suffrage désormais véritablement universel. Lorsque les Immortels condamnent des formules telles que les électrices et les électeurs, en expliquant qu’elles «ne disent rien de plus que les électeurs», non seulement ils militent contre la langue française, contre l’égalité des sexes et pour l’ordre masculin, mais ils condamnent implicitement le Général de Gaulle. Ce qu’ils firent d’ailleurs explicitement dans le Rapport sur la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre rendu en 1998 par la Commission générale de terminologie et de néologie qu’ils contrôlaient:

  • Adjoindre systématiquement un féminin au masculin (celles et ceux, ou encore Françaises, Français, selon la formule inaugurée par le Général de Gaulle) alourdirait inutilement le discours, le masculin désignant déjà les femmes et les hommes au titre du neutre, et relèverait du pléonasme.

Un combat peut ainsi en cacher un autre: majoritairement pétainiste pendant la dernière guerre, très remontée contre le Général qui, du temps où il était au pouvoir, refusa plusieurs nominations trop marquées au coin de la collaboration, évidemment opposée à l’égalité des sexes, toujours très majoritairement composée de gens de droite, l’Académie a peut-être trouvé dans cette vieille rancune de nouvelles raisons de défendre l’ordre masculin. D’être fidèle à elle-même, autrement dit.

Reste à savoir dans quelle mesure elle s’engagera dans la bataille qui s’ouvre aujourd’hui. Voici en effet trente ans qu’elle ferraille avec les féministes, avec pour tout résultat de retarder un mouvement qui paraît inexorable, à savoir celui de la restauration des capacités de la langue française à exprimer le féminin aussi bien que le masculin, en lien avec une société où les femmes occupent de plus en plus tous les terrains. Reste à savoir, aussi, si les partisans du masculin qui l’emporte sur le féminin continueront à se tourner vers elle lorsque le sol se dérobe sous leurs pieds, comme ils l’ont fait régulièrement depuis trente ans. Sa dernière prestation en la matière les en dissuadera peut-être – je pense à la «mise au point» relativement froide qu’elle publia en octobre dernier, suite à la pétition des 142 députés UMP qui avaient soutenu Julien Aubert dans ses sottes provocations (voir «“Mme le président”: l’Académie persiste et signe… mollement», Libération, 24 octobre 2014).

Il faut toutefois s’y préparer. Être prêtes, être prêts à dénoncer non seulement les errements des académiciens (et des académiciennes, puisque l’engeance existe désormais – tout fout le camp!) en matière de langue française et d’histoire de France, mais leurs partis pris politiques – et notamment le soutien qu’ils ont toujours apporté à l’idéal de la domination masculine.

Français, Françaises, étrangères, étrangers, je vous remercie de votre attention.

* 

Références et informations complémentaires dans La France, les Femmes et le Pouvoir, vol. 2, Les résistances de la société (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, Perrin, 2008 (not. chap. 6: «Nouveau paradigme et anciennes recettes: les Lumières et la théorie de la différence des sexes») — Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin! Petite histoire des résistances de la langue française, Donnemarie-Dontilly, éd. iXe, 2014.


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