MARGUERITE DE VALOIS, dite la reine Margot

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Les ami/es de Marguerite

Guillaume de Saluste, seigneur Du Bartas

La Muse chrestiene. In Les Œuvres, Reveuës et augmentées par l’autheur, et divisees en trois parties. Paris, Gabriel Buon; Paris, Michel Gadoulleau; Paris, Février; Anvers, Gaspart de la Romaine [Lyon, Benoît Rigaud?]; Blois, Barthélemy Gomet, 1579.

À MADAME MARGUERITE DE France REINE DE NAVARRE.

MADAME, parmi tant de milliers d’hommes qui tressaillent d’aise à votre venue, de ces quartiers si longuement désirée, pour n’être seul qui, les mains vides, se présentât à votre Majesté, je vous offre ce Livre; ou plutôt, je vous donne de vos dons et vous offre de vos biens. Car ces premiers fruits, tous tels qu’ils sont, ont pris racine et croissance en votre champ, tant pour ce que la naissance m’a fait naturel sujet, et l’élection volontaire serviteur du Roi de Navarre votre mari, que pour ce qu’étant encore ès angoisseuses tranchées de cet enfantement, par le conseil de Monseigneur de Pibrac (personne aussi rare que la France en ait porté jamais) je vous choisis pour marraine et jetai l’œil sur vous comme sur ma favorable Lucine. Mais quelques jours après que cet avorton eut vu le soleil et que le temps eut débandé mes yeux (que la démesurée et flatteuse affection que chacun porte à sa géniture tenait un peu sillés), je commençai d’avoir vergogne et pitié tout ensemble de sa laideur. Tellement que tant s’en faut que j’eusse la hardiesse de comparaître devant vous avec un présent si peu répondant et à votre grandeur et à l’espérance paternelle, qu’à peine pus-je contenir mes mains, désireuses d’abolir en un moment ce qui avait été élaboré avec plusieurs veilles et travaux. Or comme les jugements des hommes sont infiniment divers, il est advenu que mon petit Ésope, avec toute sa difformité, a trouvé grâce envers plusieurs. Mais connaissant bien que l’avis de quelques particuliers (et peut-être trop affectionnés en mon endroit) est un trop débile fondement pour y surbâtir une gloire solide, et ne pouvant plus résister à l’importunité des Imprimeurs qui, tout contrefait qu’il était, l’eussent plusieurs fois sans mon opposition remis en lumière, j’ai été contraint d’employer quelques jours à l’habiller un peu plus proprement, et lui enseigner je ne sais quel entregent, pour lui faire voir son Monde avec plus de faveur, et moins de honte de son père. Et je ne doute point qu’il ne soit bienvenu partout, s’il est seulement armé du sauf-conduit de votre faveur. Car outre une infinités de grâces, et d’âme et de corps, qui luisent en vous, chacun admire à bon droit ce jugement exquis qui vous fait non seulement discerner les livres dignes de vie d’avec ceux qui sont nés un peu en dépit des Muses, prisant grandement les auteurs de ceux-là, et par un humain accueil encourageant à mieux faire les auteurs de ceux-ci, ains [mais] encore, pour l’incroyable connaissance que vous avez des affaires d’État, rend digne votre main de plusieurs sceptres, votre tête de plusieurs Couronnes, votre esprit de l’administration de plusieurs Empires. Certes, le jardin de la France a toujours porté de belles fleurs, mais, de notre mémoire, elle a produit trois Marguerites, qui ont honoré de leur beauté, soutenu de leur vertu, et parfumé de leur odeur toute l’Europe. Toutefois la mort envieuse de notre bonheur nous a piéça ravi les deux. Et maintenant cette seule consolation nous reste, qu’elles semblent revivre en vous, comme non moins héritière de toutes les deux, que du diadème et trône de l’autre. Et je prie celui, qui tient en sa main le cœur des Rois qu’il vous fasse passer de loin en loin en toutes sortes de louanges ces deux rares honneurs de leur sexe, et miracles de cet âge : afin que toute la Guyenne, ou plutôt toute la France jouissent avec un heureux repos des fruits de votre vertu.
Je sais bien, Madame, que vous trouverez en cet ouvrage beaucoup à redire. Car tant s’en faut qu’il puisse contenter les plus délicates oreilles, qu’il ne peut même satisfaire à son Auteur. J’avoue que son style marche d’un pied mal assuré, que les inventions en sont froides, et que les phares ressentent un peu mon naturel ramage. Mais je vous supplie de considérer que la plus part de ces Poèmes ont été par moi composés presque en mon enfance, ainsi que beaucoup de gens d’honneur, qui les m’ont, il y a plus de douze ans, ouï réciter, porteront témoignage. Et davantage, que comme les fruits qui viennent avant saison, bien que nés d’un bon tige, sont aigres, et que les vins produits par une jeune vigne sont communément faibles et de peu de garde, qu’il ne se peut faire qu’un Écrivain, pour bien avisé qu’il soit, ne laisse en ses monuments quelque apparente marque de son âge. Il y a bien plus: que ma Destinée et la calamité de mon siècle, m’ayant appelé à autre profession que celle des Lettres, nul ne se doit ébahir si je [ne] puis suivre que de bien loin ces excellents esprits, qui n’ont d’autre but qu’honorer la France par l’immortel labeur de leurs plumes. Cependant, Madame, il vous plaira l’accepter pour vôtre. Et j’espère que le temps lui produira quelque frère qui, né sous meilleur Astre, et plus soigneusement institué par son père, sera trouvé digne Ambassadeur de votre gloire fameuse.

Guillaume de Saluste, seigneur du Bartas

Texte établi par Sophie Cinquin, avec la collaboration d'Éliane Viennot (orthographe et ponctuation modernisées; majuscules respectées sauf cas introduisant des confusions).

mis en ligne le 14.5.2018


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