Pour un

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langage non sexiste !

Un site présenté par Eliane Viennot



Entretien réalisé en septembre 2014 et publié en octobre par Sylvia Duverger

maîtresse d’œuvre du blog «Féministe en tous genre», aux questions de laquelle s’ajoute une dernière, formulée par Maria Candea et Andrea Valentini, enseignant-es à Paris III. Maria Candea a également réalisé une recension de l’ouvrage, en ligne sur le même blog. Toutes deux sont membres de l’association Genre, sexualités, langage.
Les notes ont été enlevées. Les passages en gras sont d'origine.

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le français avant qu’on s’y attaque

présentation

Sylvia Duverger : Le français a connu un développement décisif au XVIe siècle: il devient alors la langue institutionnelle et juridique et les poètes travaillent à en faire une langue prestigieuse. C’est l’époque de la Défense et illustration de la langue française de Du Bellay, qui paraît en 1549. Vous rappelez combien peu la langue française était alors réfractaire au genre féminin. Quels sont les usages qui en attestent? Quelles règles suivaient les poètes de la Pléiade, Ronsard en particulier, qui n’aimait guère que les femmes résistent à ses avances, et Du Bellay, qui s’est attelé à étudier et à «amplifier» ou enrichir «les manières de parler françaises»?

Les poètes de la Pléiade, qui ont effectivement œuvré à l’enrichissement du français, ne se sont pas préoccupés de cette question, pour la bonne raison que ce n’en était pas encore une! Il était évident, pour tout le monde, qu’on parlait des femmes avec des mots féminins et des hommes avec des mots masculins, comme cela avait toujours été le cas depuis le latin, et comme cela semblait logique en français. Cela n’a évidemment rien à voir avec leur position vis-à-vis de l’égalité ou de l’inégalité des sexes, qui varie d’un homme à l’autre.

Concernant les termes de «titres et fonctions», comme on dit aujourd’hui, il en existait autant que de métiers (ou «d’états») féminins ou masculins. Les bouchères, heaumières, brasseuses, féronnes, maréchales, mairesses, portières, prévôtes… étaient répertoriées en tant que telles sur les listes de contribuables, et cela depuis le Moyen Âge. Et l’on trouve des seigneures, des possesseures, des emperières… dans les documents notariés ou les chroniques. Il y avait encore quelques jugesses en Bretagne. Et il y avait des officières dans tous les couvents de femmes. Si certains mots désignant des métiers n’existaient pas au féminin ou au masculin, c’est que ces métiers n’étaient exercés que par l’un ou l’autre sexe. Mais dès qu’on désignait une posture plus qu’un métier, on déclinait le mot en fonction du sexe de la personne concernée. On attribuait par exemple à une femme le terme d’avocate, si elle se faisait la défenseuse d’une cause.

Concernant les accords, ils se faisaient avec tous les mots se rapportant à un substantif en fonction de son genre: articles, adjectifs, participes passés (quel que soit l’auxiliaire), mais aussi participes présents: Ronsard se fait plaisir en imaginant une femme pendante à son col et attendante son pardon… Quant à la fameuse règle qui veut que «le masculin l’emporte sur le féminin», elle n’avait pas encore été inventée. Comme en latin, on accordait le ou les termes se rapportant à une énumération avec le dernier mot de celle-ci: Ce peuple a le cœur et la bouche ouverte à vos louanges.

2

les débuts de la masculinisation du français

Sylvia Duverger : Quand l’entreprise de masculinisation du français a-t-elle commencé?

Les premières offensives datent des années 1600-1630, sous l’influence probable de Malherbe, qui voulait «purifier» la langue des nombreux néologismes créés au XVIe siècle et y introduire des règles. Il est toutefois difficile de savoir ce qu’il pensait exactement car il n’a jamais écrit de traité. On en est réduit-e à observer l’exemplaire des Premières Œuvres de Philippe Desportes (rééditées en 1600), qu’il a annoté jusqu’à la mort de ce poète, en 1605. Et aussi à tirer des plans sur la comète à partir de ce qu’ont écrit les hommes de la génération suivante, qui avaient souvent assisté aux réunions que Malherbe organisait chez lui autour des questions relatives à la langue française.

Il semble qu’à ce stade, deux phénomènes relatifs au genre aient été identifiés comme devant être combattus. Le premier est l’accord de proximité. Malherbe (qui a bien d’autres chats à fouetter) en épingle sporadiquement quelques-uns. Par exemple, en face des vers suivants:

  • Filets d’or, chers liens de mes affections,
    Et vous, beautés du ciel, grâces, perfections,
    Hélas, pour tout jamais me serez-vous cachées?

il écrit: «il faut cachés». Comme si la lectrice ou le lecteur pouvaient se tromper, imaginer que ce mot ne se rapporte qu’à «perfections». Et comme s’il était naturel que, pour lever l’ambiguïté possible (qui en réalité n’existe pas), il faille recourir au masculin pluriel.

Vaugelas rapporte aussi, en 1647, que le «maître» préconisait de «fuir comme un écueil» les tournures du type le cœur et la bouche ouverte. Il faudrait faire des recherches supplémentaires pour voir si le cas inverse, la bouche et le cœur ouvert, chagrinait autant ces messieurs… Toujours est-il qu’on en voit plusieurs, à partir des années 1640, faire l’apologie de la nouvelle règle, et pour les plus honnêtes avouer leur perplexité car, visiblement, elle ne passe pas! Dans un cas comme celui-là, il y a bel et bien «écueil»: les masculinistes refusent de voir le féminin «dominer» dans certains cas, et les locuteurs et locutrices refusent qu’on modifie leur façon de parler au prétexte que «le masculin est le genre le plus noble»! Telle est en effet la formule qui apparaît vers le milieu du siècle pour justifier la modification des usages. Les protestations conduiront cependant ses partisans à proposer, dans ces cas-là, de modifier l’ordre des mots dans l’énumération, de sorte qu’elle ne se termine surtout pas par un féminin. Autrement dit, qu’on dise la bouche et le cœur ouverts et non le cœur et la bouche ouverts. Faute de quoi, on entendrait… la domination masculine.

L’autre phénomène très tôt fustigé est la déclinaison en genre du pronom personnel attribut: il est content, je le suis aussi, disaient alors les hommes, tandis que les femmes disaient je la suis aussi. Un grammairien note en 1607 que «quelquefois, le est employé neutralement, comme signifiant id, illud [ceci]»; et il donne pour s’amuser l’exemple suivant: Trouvez-vous cette femme belle? Si elle ne l’est pas, elle le pense être (et non elle la pense être). La plaisanterie fit-elle rire? En tout cas, l’idée semble avoir fait florès parmi ses collègues car trente ans plus tard on en trouve plusieurs tenant mordicus à cette nouvelle règle: ce le, argumentent-ils, représente une idée ou un état et non une personne, il n’a donc pas à se décliner. Sauf que ce le n’est pas pour autant un pronom neutre ou commun aux deux sexes. Il s’agit donc bel et bien d’imposer le masculin là où il est question d’une femme. Les résistances sont en conséquence extrêmement fortes sur ce terrain aussi.

Les attaques contre les noms féminins sont un peu plus tardives. Dans les années 1630-1640, on observe des propositions visant à faire disparaître les finales féminines de termes qui, au masculin, se terminent par un e, comme poétesse. Poète est adéquat pour les deux sexes, défendent quelques académiciens, en arguant là encore de cas latins – d’ailleurs rares et sujet à caution. Mais cinquante ans plus tard, les positions de certains se sont nettement radicalisées: les professions ou fonctions estimées comme propres aux hommes ne peuvent pas avoir de féminin!

  • Il faut dire cette femme est poète, est philosophe, est médecin, est auteur, est peintre; et non poétesse, philosophesse, médecine, autrice, peintresse, etc.

écrit l’un d’eux. Qui révèle évidemment par la même occasion la fréquence des emplois qu’il condamne.

Les autres phénomènes (blocage sur la forme masculine des participes présents en fonction verbale, des adjectifs en position d’adverbes, de certains participes passés antéposés…) sont encore plus tardifs. Sans parler des entreprises consistant à faire changer de genre certains noms communs qui n’ont pas l’air de ce qu’on voudrait qu’ils soient, ce que j’appelle «la grande tentation du trans». Ce chantier-là ne fait alors que s’ouvrir.

Pourquoi est-ce au XVIIe siècle que ces offensives contre le féminin ont été menées?

L’approfondissement de la réflexion sur la langue à cette époque est pour une part le résultat mécanique du travail engagé au siècle précédent, qui s’était non seulement traduit par l’introduction de mots nouveaux et des tentatives de normalisation de l’orthographe, mais aussi par l’apparition des dictionnaires, des traités de poétique, etc. Il est également lié à la progression de la monarchie absolue et à l’intrication profonde des sphères savantes et des sphères du pouvoir – la volonté de contrôle des esprits passant par celle de la langue. Les années 1630, il ne faut pas l’oublier, sont celles de la création de l’Académie française par Richelieu, qui confia officiellement à ses membres la tâche de confectionner un dictionnaire de langue française (jusqu’alors, on avait essentiellement fait d’utiles dictionnaires de traduction, qui ne s’occupaient ni de définir les mots ni de justifier leur genre).

Quant à la dérive sexiste de cette réflexion sur la langue, elle n’avait rien de fatal – bien que les Académiciens soient tous des hommes, comme la plupart des personnes qui se mêlent alors de donner leur avis sur la question. Elle est liée au contexte politique et culturel français. La volonté de faire «triompher» le masculin sur le féminin quand ils sont au coude à coude dans une phrase, ou de donner au seul masculin un statut générique, ou de faire disparaître les marques du féminin dans certaines professions, ont maille à partir avec deux phénomènes propres à cette époque.

Le premier est la «fausse sortie» des femmes en politique. L’arrivée au pouvoir d’Henri IV, à l’issue de la dernière guerre civile du XVIe siècle, avait été préparée par une intense propagande en faveur de la loi salique; une fois le roi installé sur le trône, les masculinistes pensaient en avoir fini avec la «gynécocratie» qui avait si souvent marqué ce siècle (pour reprendre le terme de Jean Bodin). Or deux nouvelles régentes parviennent au pouvoir au XVIIe siècle, entraînant comme leur prédécesseuses le renforcement du groupe des femmes à la cour. Ajoutons qu’un remake de l’espoir déçu a lieu en 1630, lorsque, après la Journée des Dupes, Marie de Médicis est exilée de France (cas unique dans notre histoire): cette fois-ci, c’est bien fini! pense-t-on. Mais non. Anne d’Autriche prend les commandes de l’État en 1643 et les conserve (avec qui bon lui semble) jusqu’au moment où son fils les reprend, en 1661. Certes, nous pouvons dire aujourd’hui que cette date marque la fin, ou le début de la fin de ce que j’ai appelé le «féminisme d’État»; mais nul à l’époque n’est en mesure d’analyser les choses ainsi, d’autant que la puissance des femmes de la cour est encore grande dans les premières décennies du règne du roi Soleil.

L’autre phénomène qui dut beaucoup chagriner les lettrés masculinistes est l’installation inexorable des femmes sur le terrain des lettres – leur terrain – à partir des années 1630. Si la première à soulever l’enthousiasme avec ses écrits est une princesse décédée (Marguerite de Valois, dont les Mémoires parus en 1628 sont un best-seller des décennies suivantes), des écrivaines bien vivantes, et pas forcément de la grande noblesse, se taillent des succès parfois phénoménaux à partir du milieu du siècle (Scudéry, La Fayette, Deshoulières, Aulnoy…).  Tout est pourtant fait pour tenir les femmes hors de l’arène! Exclusion des lieux d’enseignement secondaires et supérieurs, exclusion des institutions qui dispensent la reconnaissance, exclusion des carrières qui permettent de s’adonner aux lettres… Cela ne suffit manifestement pas.

De la même façon, le fait que la France dispose (prétendument) d’une loi empêchant les femmes d’arriver au pouvoir n’empêche pas certaines d’y accéder, ni des dizaines d’autres de tirer des ficelles au sein des cercles dirigeants, et même de faire la guerre (comme plusieurs l’ont fait pendant la Fronde); alors que tant d’hommes pourvus de diplômes et d’«expertise» ne sont pas écoutés! L’ouverture d’un nouveau front – la langue – dans la guerre menée depuis la fin du XIVe siècle contre les femmes dotées de pouvoir apparaît ainsi comme un moyen, tout symbolique il est vrai, mais néanmoins capital, de renforcer les autres fronts; de travailler à maintenir la domination masculine sur des terrains où elle pouvait sembler en passe de flancher.

Les résistances à la masculinisation étaient-elles éparses ou, au contraire, nombreuses et concertées? Ne venaient-elles que d’écrivaines?

Les résistances à la masculinisation du français se repèrent d’abord par le fait que les réformes proposées ne convainquent pas, ou bien peu; que les locuteurs et les locutrices continuent de parler et d’écrire comme avant – y compris la plupart des lettré-es (c’est évidemment dans les écrits de ceux/celles-ci qu’on observe ce fait, la langue du «peuple» nous échappant pour l’essentiel complètement). Cela tend à prouver que les partisans de la masculinisation prêchent alors en grande partie dans le désert. Il faut dire qu’ils étaient contestés par certains de leurs homologues, et que ces querelles entraient dans un vaste mouvement de disputes entre «pédants» parisiens, dont les aristocrates se moquaient copieusement. Les prétentions à l’innovation linguistique de certains devaient souvent être jugées à la même aune.

Une autre preuve des résistances aux nouvelles règles est fournie par les grammairiens eux-mêmes, qui sont les premiers à les rapporter. Vaugelas note par exemple en 1647 à propos de je la suis que «c’est une faute que font presque toutes les femmes, et de Paris, et de la Cour.» Sans être toujours aussi précis, les linguistes masculinistes qui réitèrent leurs injonctions à travers les listes de ce qu’il faut et ne faut pas dire livrent évidemment de précieux renseignements sur ce qui se disait en réalité, et cela non pas dans les campagnes, mais autour d’eux, dans les meilleures familles de la bourgeoisie ou à la cour.

Enfin, il arrive que nous ayons des preuves explicites de l’opposition aux nouvelles préconisations, comme en témoigne la conversation que rapporte (très amusé) Gilles Ménage:

  • Madame de Sévigné s’informant de ma santé, je lui dis: Madame, je suis enrhumé. Je la suis aussi, me dit-elle. Il me semble, Madame, que selon les règles de notre langue, il faudrait dire: je le suis. Vous direz comme il vous plaira, ajouta-t-elle, mais pour moi, je croirais avoir de la barbe au menton si je disais autrement.

Ces témoignages sont rarissimes. On comprend d’ailleurs par cet exemple que si Ménage n’avait pas rapporté cette conversation, nous ne saurions rien de ce que Mme de Sévigné pensait sur ce sujet. C’est la même chose pour les autres autrices – du moins pour ce qu’on en sait à l’heure actuelle. Ce ne sont pas elles qui mènent la bagarre. Peut-être parce que l’offensive des partisans du «genre le plus noble» leur semblait risible, peut-être parce que leur premier objectif était de s’imposer sur un terrain qu’on leur contestait, et dans un monde qui, au-delà de leurs proches, s’avérait souvent fort hostile quand elles réussissaient. Leur effort va à écrire, à créer des univers où les femmes sont intelligentes et fortes, à faire la démonstration de leurs propres capacités. Ce qui passe souvent par l’affichage d’une posture modeste, ou simplement par le silence sur les sujets fâcheux.

Comment expliquez-vous que ce soit les lettrés – les auteurs, les lexicographes, les grammairiens – qui se soient le plus opposés à l’égalité des genres? Vous les qualifiez de «masculinistes», pourquoi?

Il est clair que personne d’autre qu’eux ne pouvait mener le bal sur les genres… Mais il ne faut pas s’y tromper: l’égalité à laquelle ils s’opposent, comme la grande majorité des lettrés (du reste silencieuse, le plus souvent), c’est  l’égalité des sexes. Les raisons sont à la fois historiques et structurelles. D’abord, les gens qui vivent de leur cervelle sont sans doute les plus menacés par la concurrence: si l’éducation est ouverte à tous et à toutes, si les emplois exigeant du savoir sont accessibles sur ce seul critère, elle peut s’avérer féroce; et les hommes n’ont aucune raison de s’imposer. Le XXe siècle en a fait la démonstration: quelques décennies seulement après l’ouverture de l’enseignement supérieur aux femmes, elles sont devenues plus diplômées qu’eux! Et quelques décennies seulement après l’ouverture des métiers de la justice, elles sont devenues plus nombreuses qu’eux à en exercer!

Si les hommes (ou plus exactement, si les hommes chrétiens) ont réussi à imposer leur monopole en ce domaine, c’est qu’ils étaient déjà en position de domination quand le savoir est devenu une poule aux œufs d’or, soit à la fin du Moyen Âge, quand les États ont entamé leur construction et qu’ils ont eu besoin de plus en plus d’experts pour peupler leurs «fonctions publiques»; et si ce monopole s’est maintenu si longtemps, c’est qu’ils y ont beaucoup travaillé!

D’un côté, ils ont mis en place des mesures concrètes pour limiter la concurrence (empêcher les femmes et les juifs de passer les diplômes, par exemple). De l’autre, ils ont produit quantité de discours dégradants pour justifier l’élimination de leurs rivaux: la prolifération des propos sexistes et antisémites commence au XIIIe siècle, à l’époque où se créent les «usines à produire des experts» que sont les universités. Discours fort efficaces – en raison des savoirs rhétoriques que possédaient ces hommes, et eux seuls, en raison de leur formation.

Au XVIIe siècle, le gros des lettrés a intégré ces discours sur l’incompétence, la sottise, la futilité, l’ignorance des femmes, répétés en boucle depuis deux ou trois cents ans. Mais ils sont de fait confrontés à une toute autre réalité: les femmes font chaque jour davantage la preuve de l’égalité des sexes, y compris dans leurs domaines de prédilection. Ils ne voient guère d’autre solution, pour empêcher les privilèges dont ils jouissent de fondre comme neige au soleil, que de maintenir les mesures empêchant leurs concurrent-es de les menacer, et que d’accentuer les discours justifiant la supériorité de leur groupe. Autant de stratégies qui ont alors pour seules cibles les femmes – les juifs ayant été mis à l’écart depuis belle lurette, et n’étant pas assez nombreux pour exercer une réelle menace.

Masculinistes me semble le bon mot. Beaucoup de ces hommes sont aussi misogynes (animés par la haine des femmes), mais ce n’est ni nécessaire ni suffisant. J’entends dire par ce terme qu’ils défendent avant tout un ordre social et politique.

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le siècle des Lumières

Sylvia Duverger : Les formules essentialisantes – la femme, plutôt que les femmes, l’homme plutôt que les hommes – n’étaient guère répandues avant le XVIIIe siècle, précisez-vous. Qui les a introduites?

On observe en effet la progression rapide de l’essentialisme à partir de la fin du XVIIe siècle. Aujourd’hui que beaucoup de textes sont disponibles en «version texte» sur le net, il est facile de le constater. Avant le XVIIIe siècle, les lettré-es français-es parlent des hommes et des femmes, et même très souvent des gens de tous âges et de tous sexes, ce qui m’amuse beaucoup. Les formules réduisant les uns et les autres à deux «espèces» apparaissent dans les ouvrages des philosophes et des médecins, qui prétendent parler en général. À partir du milieu du siècle – à partir du temps des Lumières – la tendance tourne à la caricature.

À quelles fins les philosophes et les médecins des Lumières s’en sont-ils faits les promoteurs?

Ceux qui font ainsi entendent rompre avec les anciennes manières de penser. Ils n’acceptent pas l’explication selon laquelle l’ordre social et politique serait le fait de Dieu. Mais si tout revient aux êtres humains, alors il faut expliquer pourquoi la société est divisée en groupes dont certains détiennent le pouvoir tandis que d’autres n’ont que le droit d’obéir. Ils réfléchissent donc à l’origine de la division sociale, à l’origine de la tyrannie, et ils dénoncent les inégalités… dont ils souffrent. Ils trouvent injuste et insupportable, par exemple, que des hommes soient soumis jusqu’à 30 ans à l’autorité paternelle; et que les frères aînés seuls héritent des biens familiaux. Ils trouvent aussi souvent que des gens comme eux – qui savent, qui ont étudié – devraient avoir une plus grande place dans les processus de décision publique, et ils cherchent à s’imposer (par la voie de l’opinion publique, notamment). Mais ils cherchent aussi – pour les raisons que je viens de donner – à préserver leurs places de privilégiés. L’égalité dont ils rêvent, c’est celle des hommes de la bonne société – ou qui sont parvenus à s’y faire une place grâce à leur intelligence. La plupart ne veulent pas entendre parler d’égalité entre tous, et encore moins d’égalité entre tous et toutes.

Ces objectifs sont évidemment difficiles à tenir ensemble. La solution qu’ils trouvent est double. Pour expliquer les différences sociales et politiques entre les hommes, ils élaborent la théorie du contrat: certains auraient délibérément abdiqué leur liberté ou leur droit de décider à d’autres, pour pouvoir se consacrer entièrement à leurs activités professionnelles ou intellectuelles; l’existence de groupes dominants et de groupes dominés serait ainsi le fruit d’un compromis délibéré entre chaque partie. Pour expliquer les différences entre les hommes et les femmes, ils défendent l’idée que c’est la nature – et non plus Dieu – qui les impose. Certains vont jusqu’à dire que les femmes aussi se sont délibérément soumises à l’autorité des hommes, notamment en se mariant (c’est l’une des positions défendues dans l’Encyclopédie). Il n’y a donc plus pour eux des hommes et des femmes (des individus qui, pour jouer des rôles généralement distincts, peuvent toujours s’écarter des normes – selon la théorie «du sexe unique» mise en évidence par Thomas Laqueur – mais deux groupes complètement différents, définis par des fonctions sociales et des corps absolument différents, et cela indépendamment de leur volonté ou de leur configuration psychique (théorie «des deux sexes incommensurables»). Cela leur permet souvent de renoncer à l’ancienne «misogynie ordinaire», qui faisait des femmes des êtres inférieurs, des «mâles manqués» comme disait Aristote, au profit de discours mielleux sur ce que nous appellerions «l’égalité dans la différence» et la perfection des deux sexes (chacun dans son genre!), voire sur «l’empire des femmes», qui sont tellement plus belles, plus douces, plus séduisantes, etc. qu’elles dominent infailliblement les hommes. Mais ces messieurs sont généralement très prompts à montrer les dents quand on vient les titiller sur leurs contradictions.

La reine et écrivaine Marguerite de Valois parlait souvent d’elle au masculin, observez-vous dans l’ouvrage que vous lui avez consacré. Quels étaient les usages au moment de la Révolution française? Les femmes qui défendaient l’égalité des droits – une Olympe de Gouges, une Théroigne de Méricourt… – usaient-elles du masculin dit générique, ou au contraire se disaient-elles au féminin?

Marguerite de Valois (1553-1615) parle bien d’elle au féminin du point de vue de la construction de ses phrases. Ses je, autrement dit, n’entraînent que des substantifs, des pronoms, des adjectifs et des participes au féminin. Ce qui est singulier chez elle, c’est sa manière de s’identifier à des héros masculins – du moins durant la première partie de sa vie, car le phénomène disparaît quand elle atteint la quarantaine (en lien semble-t-il avec l’écriture de ses Mémoires et son divorce); métamorphose qui la conduit… au féminisme! Cela est propre à sa personnalité, à sa famille, à sa vie, peut-être en partie à sa caste sociale, mais n’a rien à voir avec ses usages de la langue, qui sont tout à fait conformes à ceux de son temps.

Ce qu’on observe sur la longue durée, c’est la persistance de ces usages, c’est-à-dire du fonctionnement «naturel» de la langue: les accords de proximité, la distinction entre finales masculines et féminines, la déclinaison du pronom attribut le/la, etc. La plupart des locuteurs et locutrices n’ont d’ailleurs aucunement le sentiment de «faire de la résistance» en parlant ainsi, ni de faire acte de féminisme. Elles et ils parlent simplement… français. Bien des mots féminins dénoncés comme fautifs se maintiennent aussi, d’où la réitération de leur condamnation. En revanche, les «fatwas» prononcées décennie après décennie contre le mot autrice, tant dans les ouvrages sur la langue que dans les dictionnaires, produisent vite leurs effets. Dès la fin du XVIIe siècle, les femmes qui cherchent à s’imposer sur le terrain des lettres acceptent de se dire auteurs, ou femme auteur, et de nommer ainsi les autrices dont elles parlent. Après tout, si on veut bien d’elles sous cette appellation… Mais ça ne les empêche pas toujours de décrire la vie dure qu’on leur mène, comme on peut le constater dans la nouvelle de Félicité de Genlis, La femme auteur (1802).
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Et au XIXe siècle ?

Sylvia Duverger : Quelles stratégies les zélateurs du masculin ont-ils développées? 

En partie les mêmes qu’avant: répéter ce qu’il faut dire et ne pas dire. Reprendre les mêmes arguments; ou les mêmes plaisanteries; ou les mêmes exemples de «grands auteurs» s’étant moqués de mots féminins – c’est-à-dire des femmes ayant des prétentions intellectuelles. Les vers de Molière (Et les femmes docteurs ne sont pas de mon goût) et de Boileau (Vais-je épouser ici une apprentie auteur?) sont ainsi des incontournables des chapitres sur les mots féminins écrits par les masculinistes. Qui rallongent la liste de ces exemples, au fur à mesure que des auteurs nouveaux apportent leur pierre à l’édifice.

Des condamnations nouvelles apparaissent également, concernant des mots ayant surgi ou progressé au XIXe siècle, en relation avec l’évolution de la société. Par exemple avec l’arrivée plus en plus massive des femmes sur le marché du travail (notamment intellectuel). Louis-Nicolas Bescherelle stipule ainsi dans les années 1830, au sein d’un chapitre qu’il intitule Noms qui expriment des états, des qualités qu’on regarde, en général, comme ne convenant qu’à des hommes:

  • Quoiqu’il y ait un grand nombre de femmes qui professent, qui gravent, qui composent, qui traduisent, etc. on ne dit pas professeuse, graveuse, compositrice, traductrice, etc. mais bien professeur, graveur, compositeur, traducteur, etc., par la raison que ces mots n’ont été inventés que pour les hommes qui exercent ces professions.

On ne peut guère être plus clair…

Ajoutons que les contestations se poursuivent. Un grammairien écrit par exemple à la même époque:

  • Jamais amateur et auteur ne signifieront amatrice et autrice, pas plus qu’homme, femme, et cheval, jument.

Face à ces arguments, les masculinistes sont acculés. Bescherelle ne peut que «tenir bon», en revenant à l’explication des partisans de la loi salique: en France, c’est comme ça! Avant de reprendre la ritournelle de ses devanciers:

  • Du reste, l’ancienne grammaire avait admis cette vérité, en lui donnant cette forme si connue: Le masculin est plus noble que le féminin.

Comment l’enseignement public a-t-il œuvré à la masculinisation de la langue française?

C’est l’autre grande nouveauté du XIXe siècle. Les Bescherelle et compagnie n’écrivent plus pour un petit cercle de savants ou d’amateurs curieux, mais pour les lycéens et les écoliers. Et l’État soutient évidemment les ouvrages qui vont dans le sens du Code Napoléon: ce sont eux qui arrivent dans les classes et sont chargés de formater les esprits – des garçons pour commencer (l’État ne se préoccupe que d’eux jusqu’au milieu du siècle), puis des filles, qu’il fait bon aussi de convaincre de certaines vérités.

La bataille de la masculinisation du français est donc (en partie) gagnée – comme du reste celle du français comme langue nationale – à partir de la fin du XIXe siècle, grâce à la scolarisation massive des populations des deux sexes, et grâce à leur apprentissage précoce des règles mises au point depuis deux siècles. Une fois ce façonnage effectué, il suffit de ne pas enseigner l’histoire de la langue aux instituteurs ni aux professeurs de français. Et de répondre aux rares contestataires qui se présenteraient que la langue française a toujours été telle.

Il faut ajouter un détail curieux: concernant les accords, ce n’est pas la formule rituelle encore rappelée par Bescherelle dans les années 1830 qui est alors choisie par les responsables de l’enseignement primaire pour être logée dans le crâne des petit-es Français-es, mais celle que nous connaissons: le masculin l’emporte sur le féminin. Il reste à élucider comment s’est faite cette conversion. Sans doute les dirigeants de la IIIe République ont-ils estimé qu’à l’heure où le mouvement féministe organisait des congrès rassemblant des milliers de personnes, à l’heure où les femmes décrochaient leurs premiers diplômes supérieurs, à l’heure où des députés progressistes déposaient des projets de lois en faveur du vote des femmes, il était à la fois bon de maintenir les fondamentaux et nécessaire de les présenter sous un jour moins naturaliste.
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les femmes exclues du politique et du symbolique

Sylvia Duverger : Julie-Victoire Daubié, première femme à avoir obtenu le baccalauréat, en 1861, et à être «licencié» ès lettres, en 1872, est aujourd’hui encore qualifiée de «première femme bachelier» dans sa notice Wikipédia. Comment comprenez-vous ce refus de féminiser un titre aussi banal, en 2014?

Par la force des habitudes et la peur… de quoi? de qui? Pour moi, cette affaire relève du catéchisme. Les gens ont appris que «c’est comme ça», et ils ont peur de toucher au dogme, et que le monde s’écroule. C’est un peu comme lorsqu’on explique que le petit Jésus avait un frère (d’après la plupart des évangiles): Mon Dieu! Et puis quoi encore! C’est la fin des haricots!

Ils pensent aussi que décliner des titres prestigieux (bachelier!!!) serait céder à une mode. Pire: céder aux féministes! Et pire encore: céder aux féministes québécoises!!! L’horreur absolue. D’où l’importance d’apporter des explications historiques – et non de militer pour la political correctness. Qui n’est ni efficace ni utile pour ce qui est de la restitution des anciens usages, soit le gros du chantier (elle n’est nécessaire que pour les nouveaux chantiers à ouvrir).

Cela dit, pour Wikipédia, il suffit peut-être de leur écrire…

Vous avez consacré plusieurs ouvrages aux femmes d’État dans l’histoire de France. Comment expliquez-vous qu’aujourd’hui encore elles soient quasi absentes des manuels d’histoire, et qu’il en aille de même des autrices dans les manuels de littérature?

J’ai dit plus haut que l’effort pour masculiniser la langue française avait constitué, au XVIIe siècle, l’ouverture d’un nouveau front dans la lutte contre l’égalité des sexes. L’historiographie en est un autre, qui est antérieur. J’entends par là le terrain de la mémoire; de la transmission des faits, de l’histoire. Tout le monde (je crois) a compris qu’une manière de soumettre les populations colonisées a été de leur faire rabâcher Nos ancêtres les Gaulois. Mais bien peu de gens semblent avoir réalisé qu’une manière de soumettre les femmes a été de leur faire rabâcher Nos ancêtres les hommes. Nos rois. Nos philosophes. Nos auteurs. Nos peintres. Nos musiciens. Nos poètes. Nos savants. Il y a pourtant eu beaucoup de reines (gouvernantes, j’entends); beaucoup de philosophesses (comme on disait au XVIIe siècle); beaucoup d’autrices, de compositrices, de savantes, de peintresses, d’inventrices (comme on disait encore au temps de Voltaire), etc. Mais évidemment, moins on le sait, plus il y a de chances que les femmes continuent de trouver leur situation tolérable. Chaque génération se croit la première à mettre en cause l’ordre masculin – ou quasiment; il n’est qu’à voir aujourd’hui la notion de vague utilisée par les historiennes du féminisme: elles s’imaginent qu’on en est à la troisième! Et chaque génération se voit répéter: Soyez patientes! Le monde ne s’est pas fait en un jour! Il y a déjà eu beaucoup de progrès… Si nous connaissions notre histoire, nous saurions qu’il n’en est rien. J’ajouterai que cacher les femmes (dans quelque domaine que ce soit) revient aussi à faire disparaître l’histoire des rapports entre les hommes et les femmes, l’histoire des luttes. Pas de femmes, pas de problème.

La première des «vagues» féministes est généralement située dans les années 1870 (voire 1830 selon Geneviève Fraisse). Vous soutenez que des femmes, bien avant, ont mené une lutte collective contre la domination masculine. Pouvez-vous en dire plus? Et y a-t-il eu des périodes de l’histoire lors desquelles les femmes étaient davantage les égales des hommes qu’elles ne le sont aujourd’hui?

La première chose à souligner est qu’il n’y a pas d’un côté des luttes collectives qui auraient de la valeur, et de l’autre des luttes individuelles qui n’en n’auraient pas. La seconde est que si nous avons l’impression, pour les périodes reculées, que les actes de révolte ou les livres mettant en cause la domination masculine étaient le produit de personnes isolées, c’est que les connaissances nous manquent pour comprendre qu’il n’en était rien. Mais cela ne devrait pas nous empêcher de penser: ce n’est pas parce que la Vénus de Milo nous est parvenue sans tête et sans bras que nous ne pouvons pas juger qu’il s’agit d’une statue de femme. Lorsqu’on cherche d’autres éléments, qu’on étudie le contexte, on parvient généralement à la conclusion que ces actes ou ces textes ont surgi dans un contexte de conflit qui mettaient aux prises de nombreux agent-es, et que les traces restantes ne sont certainement qu’un tout petit morceau de l’iceberg. En tant que chercheuse, je considère même que cela est une hypothèse de travail extrêmement riche: tout texte isolé développant une pensée féministe devrait être considéré comme le signe vraisemblable d’une contestation beaucoup plus large – qu’il s’agit ensuite de mettre au jour (si c’est possible); un peu comme un «trou noir» est le signe de l’existence d’une étoile invisible, dont il nous revient – si possible – d’établir l’existence. Enfin, il est clair que nous ne pouvons pas juger avec les mêmes critères ces protestations et les manifestations de rue avec pancartes et slogans appelées par des journaux qui caractérisent les mobilisations féministes depuis 150 ans.

Au-delà de ces considérations théoriques ou méthodologiques, il y a dans notre histoire des moments de contestation du sort fait aux femmes parfaitement identifiés, bien avant le XIXe siècle. Je ne parle évidemment ici que de l’Occident chrétien, je ne suis pas compétente pour évoquer les autres époques ni les autres civilisations. Si l’on considère, par exemple, le premier livre où Christine de Pizan dénonça les attaques subies par les femmes de son temps (L’Épître du Dieu Amour, 1399), puis la polémique qui l’opposa à un groupe d’intellectuels parisiens à propos de la valeur du Roman de la Rose», qu’elle jugeait un monument de misogynie (1399-1402), et aussi les soutiens qu’elle reçut à cette occasion de la part d’autres grands intellectuels (dont le recteur de l’Université de Paris!), puis le livre où elle approfondit ces analyses et ces critiques en les accompagnant de propositions (La Cité des dames, 1404 – cette cité étant une métaphore de l’auto-organisation des femmes, à laquelle Christine appelle explicitement), et encore les «cours d’amour» qui s’organisèrent dans les milieux aristocratiques sur cette lancée pour «défendre l’honneur des dames»…, on ne peut que postuler l’existence de groupes débattant de la situation et des réponses à y apporter. On peut même postuler que cette agitation dut être fort grande, car c’était la première fois qu’une femme interpellait publiquement de «grands clercs» ayant pignon sur rue (tous hauts fonctionnaires) et osait les défier sur leur terrain: celui des idées, des jugements, des autorités philosophiques, des responsabilités qu’ont les intellectuels dans une nation. Et l’on est d’autant plus en droit de postuler tout cela que, si les traces de cette agitation disparaissent (et vraisemblablement le débat lui-même) avec la reprise de la guerre civile, en 1407, on voit les polémiques sur les relations entre les hommes et les femmes ressurgir avec vigueur en 1424, autour de La Belle dame sans merci d’Alain Chartier, qui eut d’immenses prolongements, et qu’on réécrivit jusqu’à la fin du siècle pour faire dire aux protagonistes autre chose que ce que leur auteur leur faisait dire!

Par la suite, on observe bien d’autres levées de boucliers semblables, qui agitent des milieux et qui produisent des textes pro et contra. Par exemple autour de Marguerite de Navarre dans les années 1540 avec la «querelle des Amyes», ou à la fin de la dernière guerre civile du XVIe siècle (lors de ce que j’appelle la «fausse sortie» des femmes de l’arène politique), ou autour des «précieuses», etc.

Quant à votre dernière question, il est fort difficile d’y répondre, car nous n’aurons vraisemblablement jamais, ni une connaissance de l’ensemble des situations, ni des critères communs pour en juger. Il y a certes de bonnes raisons de penser que les femmes ont, en Occident, au cours du XXe siècle, réussi à combler partiellement les écarts creusés depuis la fin du Moyen Âge avec les hommes. Mais on doit surtout considérer qu’il n’y a pas de progrès linéaire en matière d’égalité entre les sexes. Cette histoire est pleine de reculs et d’avancées.

6

l’Académie française

Sylvia Duverger : Le 31 juillet 1998, dans Le Monde, Vigarello publiait «La querelle du neutre», une tribune dans laquelle il affirmait que le masculin en français faisait office de neutre dès lors qu’il ne désigne pas seulement des êtres animés de sexe mâle. Vous affirmez quant à vous qu’il n’y a pas de neutre en français…

C’est un fait, auquel ni vous ni moi ne pouvons rien: il n’y a plus de neutre en français depuis le bas latin. Mais c’est un fait aussi qu’il y a des gens malhonnêtes (Fumaroli) ou mal informés (Vigarello, sans doute) qui prétendent le contraire!

Cela dit, si on laisse de côté la question des «titres et fonctions» – absolument hors sujet car entièrement fondée sur des contrevérités –, il reste que le français, parce qu’il ne connaît que deux genres, contraint à choisir entre l’un et l’autre en cas d’évocation de groupes mixtes (soit «Les électeurs trancheront» soit «Les électrices trancheront») ou alors à nommer les deux groupes («Les électeurs et les électrices trancheront»). Et il est clair qu’historiquement parlant, face à cette alternative, c’est d’une part la première solution et d’autre part le premier choix en son sein qui l’ont emporté! L’objectif d’économie (naturel dans la communication) a favorisé le groupe le plus fort, ce qui est logique, et cela d’autant plus facilement sans doute que ce groupe s’est réservé de très longue date le droit de parler en public (taceat mulier in ecclesiam, disait – paraît-il – saint Paul: que la femme se taise à l’église). Même chose pour les pronoms, qui répondent également à un souci d’économie: «Les jeunes fument trop. Ils ne pensent pas à leur santé.»

Si l’on tient à «parler non sexiste» (en vertu, cette fois-ci, de la political correctness), on doit ici renoncer à l’économie; et pour le coup, innover: nommer les deux groupes (si possible en respectant l’ordre alphabétique, et non la galanterie) et, à l’écrit, trouver des manières de les signifier (les Français-es, les Français.e.s, les électeurs/trices, etc.). Mais il est faux de soutenir que «parler non sexiste» revienne toujours à rallonger les énoncés. Dire une autrice, une écrivaine, une poétesse (tous mots attestés depuis des siècles) est plus rapide que dire une femme auteur, une femme écrivain, une femme poète; sans parler des redondances pures comme une femme ministre ou une femme maire.

Maria Candea & Andrea Valentini : L’Académie française a régulièrement recours à la notion de «génie de la langue» pour défendre son opposition à la féminisation des noms de métiers: «Une féminisation autoritaire et systématique pourrait aboutir à de nombreuses incohérences linguistiques. Brusquer et forcer l’usage reviendrait à porter atteinte au génie de la langue française et à ouvrir une période d’incertitude linguistique». Que pensez-vous de cette notion et de son utilisation comme cliché argumentatif?

La première phrase que vous citez donne l’impression que ces messieurs ne lisent pas les journaux. C’est bien la masculinisation de termes se rapportant à des femmes qui entraîne des incohérences linguistiques, lorsqu’il faut signifier que le maire est enceinte, ou que le professeur est gentille! Ou des «incertitudes», lorsqu’on se rend compte au bout de cinq lignes seulement qu’on parlait d’une femme, voire des erreurs, quand rien ne permet de lever l’ambiguïté.

La seconde est risible dans sa volonté de faire peur aux bourgeois. Et savoureuse, quand on connaît les efforts des académiciens et de leurs semblables pour «brusquer et forcer l’usage» durant plusieurs siècles!

Quant à la notion de «génie de la langue», je suis absolument d’accord avec l’idée d’y recourir! C’est ce que je fais, et c’est ce que j’invite à faire, mais dans un tout autre sens que ces messieurs. Ou plutôt, en insistant sur le fait qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent (il n’y a d’ailleurs aucun linguiste parmi eux). Car c’est bien le génie de la langue française – son fonctionnement structurel – qui impose de genrer en fonction du sexe; de mettre au féminin les mots qui se rapportent aux femmes, et au masculin les mots qui se rapportent aux hommes, comme c’est du reste le cas dans toutes les langues romanes. Les grammairiens du début du XVIIe siècle – ceux d’avant l’offensive – le disent en toutes lettres, en décrivant la langue de leurs contemporain-es. Et les personnes qui n’ont pas encore intégré les bizarreries enseignées à ce sujet le font naturellement: aucun enfant ne dit mon prof ou le prof en parlant de son enseignante; aucun repris de justice ne dit le juge quand il parle de la magistrate qui instruit son dossier à un co-détenu ou à ses parents. Le génie de langue, il est là. Dire Madame le juge, ou Madame le directeur, ce n’est pas parler français. C’est parler le jargon des élites. Il ne tient qu’à nous de dénoncer ce jargon comme tel, de le décrire – et de le rendre obsolète comme norme. Ou de le laisser aux académiciens, et aux deux ou trois femmes qui leur tiennent compagnie depuis peu, si tel est leur bon plaisir.

Il n’y a que six académiciennes. Comme au Panthéon, le masculin l’emporte indubitablement à l’Académie! Si l’on en juge par l’élection récente d’Alain Finkielkraut, l’Académie française serait plutôt mâle, blanche, racialiste, masculiniste et «manif pour tous» que féministe, LGBTQI-friendly et multiculturaliste…

On peut effectivement regretter que l’Académie n’ait pas à cœur de se débarrasser des tares qu’elle charrie depuis sa naissance, ou qu’elle a acquises en cours de route. Si elle s’y décidait, si elle se mettait à travailler sérieusement, par exemple en recrutant des spécialistes de ses missions et non des personnes qui ont passé leur vie à chercher à se faire remarquer, elle pourrait retrouver une légitimité et une crédibilité, au lieu de faire rire ou de susciter le dédain.

Mais pourquoi le français continuerait-il de souscrire au dogme de la binarité des sexes, pourquoi ne se queeriserait-il pas? Là où les académiciens et les grammairiens masculinistes ont réussi, pourquoi, si elles sont portées et soutenues par des linguistes, des chercheuses/eurs/eurEs en études de genre, les énonciations qui attestent d’un «soi pluriel», qui véhiculent la fluidité des genres, ne finiraient-elles pas par être admises dans les médias, les grammaires, les dictionnaires…? La langue n’est pas figée, elle ne cesse d’évoluer…

Que la langue ne cesse d’évoluer, c’est une évidence. Mais de quoi parlons-nous? De l’intégration de substantifs ou de verbes nouveaux; de la disparition d’autres; de l’abandon de tournures anciennes ou de l’adoption de nouvelles; de la permutation de certains mots avec d’autres. C’est à peu près tout. Ces modifications s’intègrent dans la langue sans modifier son système, qui au contraire les adapte à lui (en faisant par exemple du mot zap un verbe du premier groupe, zapper). La fluidité des genres versus leur binarité, c’est une toute autre affaire! Ce qui est certainement un programme social et politique très valable ne me semble pas déclinable dans le domaine de la langue – qui, comme j’ai essayé de le dire jusqu’à présent, ne fait pas ce qu’on veut!

En tant que féministe, je pense qu’on peut (et qu’on doit) progresser à l’intérieur du cadre de la binarité: rendre les deux genres égaux, au lieu que l’un pèse davantage que l’autre, «l’emporte sur lui». Par exemple, outre les questions de titres et d’accord de proximité, je pense qu’on devrait adopter la règle de l’accord majoritaire lorsqu’on désigne des collectivités mixtes. Dire elles au lieu de ils à partir du moment où on évoque un groupe où les filles sont plus nombreuses que les garçons. Cela ferait le plus grand bien à tout le monde. Cela se fait du reste déjà couramment au Canada.

Mais quant à sortir de la binarité en matière de langue, je ne crois pas la chose possible. Même les langues qui possèdent un neutre sont soumises à la binarité masculin/féminin dès lors que l’on parle des êtres animés. Certes, des jeux sont possibles entre l’un et l’autre: des individus peuvent parler d’eux alternativement au féminin et au masculin, «passer» dans l’autre genre, etc. Cela n’entame pas la binarité. On peut aussi imaginer d’inventer quelques pronoms, pour désigner les personnes refusant de se situer dans un sexe ou l’autre (iel?), de même qu’on pourrait inventer quelques pronoms pour désigner les collectivités mixtes sans devoir choisir entre ils et elles, ou celles et ceux (iels, ciels?). Mais une fois la phrase commencée avec l’un de ces mots, comment la finir si elle comporte des adjectifs, des participes passés? Il faudrait bien choisir entre le masculin et le féminin, ou exprimer les deux (iel est génial? géniale? génial-e?). Une fois de plus, notre langue contraint à ce choix entre deux éléments, et seulement ces deux-là, c’est… son génie. Vouloir la faire fonctionner autrement serait autant voué à l’échec que les entreprises évoquées jusqu’ici.

Car vous dites que «les académiciens et les grammairiens masculinistes ont réussi». Mais est-ce si vrai? De fait, leurs efforts ont été considérables, et leur bilan est mince – et fragile. La question des titres n’a jamais convaincu; sa défense a nécessité des explications toujours plus alambiquées, qu’on sait aujourd’hui totalement fantaisistes. Les partisans (et les partisanes, puisqu’il y en a, ce qui est logique) de cet usage sont aujourd’hui dans une forteresse assiégée. L’invariabilité de certaines formes anciennement déclinables en genre et en nombre, c’est-à-dire leur blocage sur le masculin singulier (adjectifs adverbialisés, participes passés antéposés, etc.) n’est généralement pas entrée dans les cerveaux. Faut-il écrire elle s’est sentie tout chose ou toute chose? Il est vraisemblable que 95 % des gens vont spontanément choisir la seconde solution, sans même savoir qu’il y a un doute; et que les 5 % restant (restants?) devront… vérifier. Je lis régulièrement des courriels – de gens très éduqués – où des participes présents sont déclinés en genre. La règle qui veut que «le masculin l’emporte sur le féminin» paraît mieux assurée, mais c’est juste parce qu’on l’a apprise à sept ans et qu’on n’y a pas réfléchi depuis. Dès qu’on le fait, on réalise que ses présupposés sont inacceptables; et si en plus on découvre qu’on s’en est passé pendant des siècles et que ce sont des anti-égalitaristes qui l’ont forgée, c’est la poubelle qui s’ouvre devant elle. Finalement, il n’y a guère que dans l’affaire du pronom attribut la qu’ils ont emporté le morceau… Or il est très facile de réintroduire cet usage, si même il ne finit pas par se réintroduire tout seul, tant il est naturel. En bref, s’il y a beaucoup de raisons de penser qu’on peut revenir sur la plupart des modifications que les grammairiens masculinistes ont introduites dans la langue française, c’est justement parce que cette langue n’était pas faite pour les accepter; parce qu’elle a toujours résisté; parce que le gros des locuteurs et des locutrices ne les ont jamais intégrées.

 Ce serait exactement la même chose, me semble-t-il, si on voulait introduire un troisième genre, ou au contraire supprimer l’expression du masculin et du féminin, ou encore supprimer le seul féminin, comme l’ont parfois proposé certaines femmes – que les masculinistes auraient certainement applaudies! Quel que soit le choix effectué (par qui?), il faudrait introduire des changements dans presque toutes les classes de mots: articles, adjectifs, noms, pronoms, participes… Tant d’efforts (pour autant qu’on se mette d’accord) n’aboutiraient pas.

Cette affaire ouvre toute une série de questions passionnantes, dont certaines donnent un peu le vertige, et dont on n’a pas fini, à mon avis, de faire le tour. Notamment celle des rapports entre le genre grammatical, le genre social, le genre psychique et le sexe. Être un homme ou une femme, n’est-ce pas d’abord être nommé-e tel-le? être obligé-e de se dire tel-le dès qu’on ouvre la bouche? Comment conjuguer cette binarité linguistique, vraisemblable matrice de la binarité psychique (le fait de se sentir homme ou femme), avec la nécessité de défaire la binarité sociale (le fait d’assigner des rôles distincts aux uns et aux autres) et avec la nécessité de renoncer aux certitudes sur le sexe biologique? Puisque, voilà un paradoxe amusant, nous savons aujourd’hui que la nature (que nous prenions pour le seul terrain solide en la matière!) ne détermine pas deux classes d’individus.

Pour ma part, même si je trouve dommage que la langue ramène incessamment les individus à leur sexe, je pense que l’essentiel est de faire ce qui est à notre portée: organiser l’égalité. En linguistique comme en politique. Déconstruire le genre comme impératif organisant la domination masculine.

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